Souvenirs guingampais (7 août 1944)
Par M. Jean-Yves le Solleu
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À l’inverse de la culture qui « reste quand on a tout oublié » il faudrait qualifier d’Histoire « ce qui demeure quand » on n’en a rien oublié » l’ayant vécue. Ma génération est la dernière qui ait été mêlée à l’Histoire puisque non seulement nous avons connu la Seconde Guerre mondiale, mais aussi les personnages de De Gaulle et de Mao… et eu le triste devoir, pour certains, de participer à la Guerre d’Algérie. Ce sont mes souvenirs d’enfant de la guerre qui sont écrits après un demi-siècle ; mais les faits nous ont tant stigmatisés, enfants, qu’ils sont ancrés à jamais en ma mémoire.
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J’ai 9 ans. Cela fait près de 4 ans que les Allemands ont réquisitionné l’école Saint-Léonard ; à Guingamp les gosses l’appelaient affectueusement « Saint-Léone« . Cette grande bâtisse de trois étages dont un fronton orne le centre, est l’une des trois écoles primaires. Il y a aussi celle que l’on baptise l’école du château (aujourd’hui disparue au profit de fouilles) car elle est installée dans l’ancien château médiéval décoiffé par Richelieu ; quant aux « Cantons » c’est bien la communale à la Jules Ferry. À Saint-Léonard et au Château les rez de chaussées ont dû être cédés à l’occupant. À Saint-Léonard, le réfectoire en entresol a été transformé en magasin à vivres : les « fridolins » stockaient là autant de sel que de farine, à notre grand étonnement. Les frères ont dû aménager le grenier en dortoir tandis que les classes étaient remontées d’un étage ; quant à la cave on y a reclassé le réfectoire ; cette cave, immense et mystérieuse, entrevue seulement par l’entrebâillement furtif de l’Econome : le « p’tit père Monotte « , une figure. La cave abritait le bois, précieux combustible des grands poêles cylindriques Godin, et aussi des barriques ; je crois même qu’un pressoir s’y trouvait, les frères faisant probablement leur cidre : en effet derrière l’école, en pied du coteau de Castelpic, s’étendait un petit verger ; le grand portail entrouvert me permettait même de deviner un vélo suspendu à une poutre. Cette cave allait plus tard recouvrer une importance inattendue.
Les Allemands ne se montraient pas beaucoup dans l’école mais partout nous en subissions la présence. Le mur d’enceinte qui s’ouvrait sur une large allée montant jusqu’à l’école fut bientôt fermé par un portail de bois hérissé de barbelés, immédiatement derrière à droite un poste de garde abritait une sentinelle en arme. Nous étions fort impressionnés par les bottes, le ceinturon à plaque métallique, et ce poignard qui y pendait. Le soldat avait à l’épaule un de ces longs fusils Mauser. Nous n’osions à peine regarder en direction du soldat mais faisant bien attention de ne surtout pas lui donner l’impression de tourner la tête. Le matin au lieu de monter comme avant la large allée en haut de laquelle le père Monotte agitait sa cloche à bout de bras frénétiquement en un geste impératif, nous devions passer entre les deux vantaux piquants, devant les regards plus ou moins narquois d’un immense escogriffe, la sentinelle. Nous étions anxieux à la seule pensée qu’il allait refermer le portail dès que le dernier d’entre nous serait rentré – huit heures trente l’été, neuf heures l’hiver – car malheur au retardataire : la porte close il n’avait plus qu’à retourner chez lui par le Chemin du Carré devenu désert. Je ne me rappelle pas d’avoir quelque fois connu les affres du retard car ma sœur Fifie, qui nous accompagnait mon frère Jacques et moi, devait elle-même se rendre ensuite au cours complémentaire Charles de Blois tout proche.
Dans la cour de récréation, le directeur M. Colin, venait de faire construire un préau, devenu très vite un hangar rempli de bottes de paille ou de foin…jusqu’au-dessous des tôles ; que de cachettes dans cette paille, avec en plus la saveur de l’interdit : nous abîmions la paille des chevaux…des Allemands : comment pouvait-il exister tant de paille alors que le blé était quasi inexistant ; on nous accordait une seule tranche d’un pain de trois livres à chaque repas. Je me souviens de cette cour que l’ardeur des frères et des parents d’élèves avait construite à la place d’un champ et nivelée ; la totalité du muret de pourtour, faisant soutènement par endroit avait été jointée à l’argile par les frères devenus maçons. Je les revois tous à l’ouvrage, construisant un mur de cailloux : Le père Monotte amenait des seaux pleins d’une argile triturée dans « sa » cave, M. Le Berre, le maître de la classe du « certif », sévère mais juste et « Gaby » (frère Gabriel) ; le seul qu’on n’ait jamais vu travailler était Derrien, le tortionnaire du CM2, pas un frère, un civil planqué qui nous soulevait par les oreilles et nous tirait les cheveux. Mon copain Dominique Julienne était le seul qui n’en avait pas peur, et à cause de ça j’admirais Dominique. Lorsque le mur eut atteint le niveau requis, le haut à deux pentes fut enduit de chaux et nous avions vu comment s’élabore cette blancheur dans une fosse creusée à proximité. Désormais nous pourrions jouer tous les jours à la balle au chasseur sans devoir aller rechercher la balle au diable dans le champ d’en dessous. Mais un beau matin de lundi nous avons cru d’abord rêver en apercevant des chevaux dans « notre cour », et non loin, dans un coin plusieurs charrettes à l’aspect nouveau pour nous : en V, basses et longues à quatre petites roues. L’avenir allait nous faire revoir si souvent ce modèle jusque-là inconnu !
École Saint-Léonard
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Mon meilleur copain est François Henry, second d’une famille nombreuse, pensez : huit enfants ! Il habite dans une jolie petite maison, au Chemin du Carré, juste en face de l’entrée de Saint-Léonard. De temps en temps il vient jouer à la maison ou plus exactement dans le jardin car ma mère, avec raison, a toujours pensé que c’est là que nous étions le mieux pour nous amuser. Mes parents étaient locataires à l’autre bout de la ville ; en haut de la rue de la Madeleine, « un quartier excentré « , ai-je souvent entendu déplorer ma mère. Le jardin dominait la rue, en face de la pompe, car il n’y avait pas « l’eau courante » partout ; la maison faisait face à l’infirmerie de la caserne dont nous étions séparés par un le potager qui la longeait, terrain acheté 600 F en 1939. Le 48ème RI était au front depuis longtemps et maintenant c’étaient des uniformes verts que l’on apercevait quelques fois à l’une des treize fenêtres. C’étaient eux aussi sans doute qui, ayant « fait le mur », avaient piétiné les plates-bandes confectionnées au pied du mur. Ce voisinage encombrant se révéla vite gênant voire dangereux.
Cette année-là, au mois d’avril, mon père ayant repris son jardinage dominical afin de nourrir les siens et de pouvoir envoyer des colis de « ravito » à nos oncles et tantes parisiens – en fait c’était Montrouge, La Courneuve, La Garenne-Bezons que je voyais écrit sur les colis – entreprit de brûler les fanes et autres herbes folles laissées par l’hiver. Nous fûmes réveillés dans la nuit par une patrouille allemande manifestement furieuse : impressionnants les feldgendarmes avec leur plaque métallique en forme de croissant leur tenant lieu de collier en haut de la poitrine ; mon père fut sommé de venir immédiatement avec des seaux d’eau éteindre « les signaux » qu’il faisait à d’hypothétiques « avions anglais ». Il dut se présenter le lendemain matin à la Kommandantur où on l’attendait avec colère et s’acquitter d’une forte amende. J’ai conservé le « reçu » de l’amende sur lequel en figure le motif. J’ai pensé depuis qu’il s’en est fallu de peu que la sanction ne fut bien plus grave et qu’il eut ce jour-là bien de la chance de s’en sortir à si bon compte : ces messieurs étaient déjà sur les dents.
Soldat allemand en faction devant l’entrée de la Kommandantur, au 7 Boulevard Clémenceau
Un jour, François Henry et moi-même avons entrepris de compter les avions qui passaient dans le ciel ; nous connaissions si bien ce bruit caractéristique, fréquent, un bourdonnement sourd, très grave, très feutré, ce vrombissement qui la nuit me terrorisait. Cette fois-là, un jour de beau ciel bleu, nous fûmes ahuris qu’il y en ait autant : le ciel était pratiquement gris comme si des milliers de moustiques géants l’envahissaient ; chacun à part nous dénombrions ce que les grands appellent paraît-il « la première vague » ; ils étaient 400 si je me souviens bien : nos quatre mains levées au ciel ne pouvaient pas les cacher tous à nos yeux. Et il en arrivait encore et encore, et toujours ce bourdonnement sourd qui donnait l’impression d’onduler dans nos oreilles ; dix minutes, au moins, ont passé et ils étaient encore là : une deuxième vague de 400 puis une autre, et une quatrième ; nous étions comme saouls et nos nuques étaient engourdies. Je commençais à m’épuiser et me lasser mais je ne voulais absolument pas abandonner ; Une idée me vint : j’appelai éperdument : « Fifie ! Fifie, vite, viens voir ! » Fifie – ma sœur aînée : 18 ans – vint compter avec nous. Nous sommes arrivés à compter plus de deux mille avions pendant la demi-heure de ce sinistre défilé. Puis disparut la dernière vague. Nous étions silencieux, nous passant la main sur la nuque endolorie. Nous savions maintenant qu’allait intervenir quelque chose, et probablement important. Quelques jours plus tard d’autres avions étaient encore passés, moins nombreux et moins hauts. Mais le lendemain nous avons trouvé, clairsemés dans le jardin quantité de petites lanières de papier métallisé, longue de 10 cm environ, sans comprendre que cela aussi était une manifestation de la guerre : avec ces bandelettes les Anglais brouillaient les radars allemands, ai-je appris bien plus tard.
À l’école les commentaires allaient bon train ; on sentait qu’il allait se passer quelque chose, d’autant que plusieurs de nos familles avaient qui un frère, qui une connaissance partie, disparue » dans le maquis « .je ne comprenais pas plus que mes camarades le sens de tous ces mots, mais nous apprenions les larmes de telle femme ou constations la gravité sur le visage de nos parents. C’est bien connu : »Les enfants n’ont pas besoin de savoir. » Cependant les « petites têtes » fermentaient de multiples suppositions, les élucubrations de toutes sortes n’avaient rien à voir avec l’espoir des aînés, qu’elles ignoraient le plus souvent, mais une interrogation inquiète nous envahissait.
Depuis le quartier Saint-Michel il me faut une demi-heure – à pied – pour gagner Saint-Léone. Nous avons la chance de posséder une cantine ; jusque-là les enfants y ont toujours eu quelque chose à manger le midi, chance appréciée de tous les parents. Grâce aux pensionnaires, fils d’agriculteurs des communes voisines (Le Merzer, Plouisy, Moustéru, Pléhédel), nous pouvions parfois bénéficier de victuailles supplémentaires apportées par leurs parents venus au marché du samedi. Surtout un bol de beurre, qui doit faire la semaine. Du beurre ! On ne peut imaginer le luxe de voir du beurre en telle abondance : un bol plein ! Pour un seul enfant, même si à Guingamp nous n’avions guère de pain à mettre en dessous, c’était un rare privilège ! Un jour un camarade ayant reçu son beau bol de beurre tout frais m’avait donné son reste de la semaine, bien jaune, bien salé, pas ranci, quelle merveilleuse aubaine ! et quelle fierté de ramener un pareil trésor à la maison le soir après la classe. Pour trouver une improbable livre de beurre en campagne mon père devait prendre son vélo (aux pneus constitués d’un tuyau rempli de bouchons) et aller supplier ou marchander pendant une demi-journée sans succès trop souvent. Alors que moi, grâce à la cantine j’allais pouvoir offrir à toute ma famille un merveilleux butin qui ne devait rien qu’un peu d’amitié et un brin d’intrigue. Joie, fierté, gloire ! Je n’en revenais pas d’une telle chance, d’une telle prouesse ; dans ma petite tête je dominais déjà tous les pauvres malheureux mangeurs de margarine ! Le samedi soir après l’école nous ramenions nos couverts sales, roulés dans la serviette, elle-même enfilée dans le classique gobelet d’aluminium.
Ce samedi soir-là j’ai oublié mon couvert et surtout mon trésor : ce fond de bol de beurre, du vrai beurre enfin ! Impensable : je suis effondré mais décide à l’instant de retourner à Saint-Léone, aussi vite que possible chercher ce couvert dans mon tiroir et surtout, surtout…Jamais je n’ai parcouru le trajet à une telle allure. J’arrivai essoufflé au portail. Fermé. Je me montrai à la sentinelle, un immense escogriffe qui de l’intérieur toisait mes neuf ans effarés. Trois de ces attributs m’impressionnaient : les bottes de cuir qu’ « ils » portaient tous, courtes et plissées aux chevilles, le calot, que l’on appelait alors le « bonnet de police » (pourquoi ?), mais surtout le fusil, ce Mauser long comme une canne à pêche et pendu devant ce grand corps maigre. Main droite à la bandoulière, main gauche au ceinturon, et au-dessus dépassait un grand nez comme je n’en n’avais jamais vu par en-dessous. Cela dura un temps de quelques secondes d’éternité. J’ai dû dire quelque chose, quoi ? Il a dû comprendre quelque chose, quoi ? Il a ouvert le cadenas d’une chaîne. Le temps n’en finissait pas et je crevais de peur. J’ai monté en courant très vite cette allée devenue interminable puis me précipitai au réfectoire dont le silence glacial inhabituel m’impressionna et mon couvert à la main dévalait l’allée jusqu’à ralentir à une vingtaine de mètres du portail, refermé par la grande sentinelle qui apparemment m’attendait. Je marchais, hésitant, quand je vis que doucement le grand escogriffe ôtait son fusil de l’épaule puis le prenait en main ; j’étais étonné qu’un fusil soit si grand, si long, et que la bandoulière de cuir pende si bas ; je ne réfléchissais pas, j’observais tout en marchant – mon Dieu que c’était long.
Quand le portail fut enfin ouvert, en passant la porte j’entendis la sentinelle brailler en allemand, grommelant quelque chose de rugueux, d’haché. Je levai la tête en me retournant et aperçus au-dessus de moi le fusil braqué, menace ponctuée dans le même instant glacé d’un éclat de rire de tonnerre sarcastique et résonnant à la fois, une cascade, un cri en forme d’escalier ; sous le grand nez de grandes dents marron. J’étais pétrifié, le souffle court, l’air ahuri. J’ai pris mes jambes à mon cou, secoué dans le crâne par mes pas sur le sol, et le sifflement du vent de la course dans les oreilles ; l’extérieur n’existe plus que sous mes jambes jetées frénétiquement. Je fus enfin à la porte de la maison. J’étais enfin rentré, j’avais réussi, et contemplant mes couverts sales je les trouvais presque beaux, mais… le beurre ! Pas possible, le bol de beurre, ce trésor ? La sentinelle ! Il est de ces souvenirs puérils qui s’inscrivent pour la vie ! Ce fut la première fois que l’étourderie me coûta si cher.
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L’importance, la nécessité de la cantine de Saint-Léonard ne s’est jamais démentie pendant les temps de disette de cette guerre qui n’en finissait pas ; difficile de penser que la Bretagne qui nourrissait une bonne partie de Paris avant-guerre ne pouvait plus nourrir aujourd’hui ses petites sous-préfectures. Dans le raisonnement des enfants la guerre est grave puisqu’elle empêche les vaches de donner du lait et le blé de fournir son grain. Les Frères de Ploërmel, cette congrégation dévouée à l’enseignement des enfants de condition modeste, a réussi, aux heures noires de la guerre à s’attribuer un titre de fierté justifié : celui de les nourrir, ou au moins de les soulager de crampes d’estomac. Les sous-produits du porc ont été parés des plus belles vertus dans ces jours-là et le lard a rivalisé avec le boudin pour maintenir la vigueur d’une multitude de petits mioches en sabots.
Ce devait être en 42 que les » fridolins » s’étaient accaparés de notre » réfec « . Un certain mardi à midi et demie la fin de la récré sonne et en rangs à l’entrée de la cour nous sommes tous alignés, comme d’habitude; le surveillant nous dirige vers la porte de la cave juste là en face, celle-là même que l’on a toujours vue fermée et recèle pour nous tous un mystère puisqu’elle n’a jamais réussi à satisfaire notre curiosité: ce ne sont pas une barrique et un vélo accroché au plafond qui pourraient justifier, pensons-nous, de telles proportions et un portail sempiternellement clos. Julien Le Floc’h avait été puni de 30 tours de cour (en silence et les bras croisés) pour y avoir pénétré, paraît-il ; jamais cependant il n’a fait la moindre révélation qui nous semblât sensationnelle, donc le mystère, si mystère il y avait, restait entier.
Et voilà que le surveillant ouvre tout grand le vantail droit, et nous entrons, en rang deux par deux de front, c’est dire si tout cela paraît immense pour nos 7 à 12 ans. J’étais ébahi, presque déçu de ne rien remarquer d’extraordinaire, tout au plus étonné du décor, sombre, presque sinistre mais bien en ordre. M. Colin, le directeur nous ramena vite à la réalité : nous ayant fait asseoir il nous informa qu’en raison de la réquisition de notre réfectoire nous utiliserions – « temporairement » avait-il souligné –ce local pour prendre nos repas. Les tables du « réfec » étaient bien celles que nous connaissions avec leur bordure en feuillard d’aluminium fixé par de petites pointes à têtes rondes et un petit boudin du métal sur le bord de la table dans lequel nous enfoncions nos ongles comme pour nous y agripper. Premier réflexe : le tiroir : ne resterait-il pas quelque chose dedans ? Rien, même tout au fond, que des miettes de pain. Un bol de beurre ? On ne sait jamais ! Le Benedicite, ce jour – là demanda davantage à Dieu de nous « donner notre pain quotidien » plutôt que de le remercier de tout ce qu’il nous donnait à manger. Nous avions le nez en l’air et les regards circulaires, curieux maintenaient un niveau sonore inhabituel pour une telle assemblée ; étonnant calme des enfants inconscients d’avoir gravi un pas de plus dans la différence avec ce que les grands appellent « l’avant-guerre ». La simplicité des murs du réfectoire, – le vrai – enduits de ciment peint en gris, rose et bleu est remplacée par le dénuement des murs de pierre nue, sombres, humides et poussiéreux et celui d’un sol de terre battue ; et je regarderai souvent par la suite une grosse poutre comme je n’en avais jamais vu : bien carrée, et assez grande et forte pour supporter seule un si grand plafond garni de poutres de bois. A quelque chose malheur est bon : c’était ma première découverte du béton armé ; quelquefois on apercevait même des souris- ou des rats – qui s’y promenaient : c’était pratiquement la seule distraction dans cette cave baptisée réfectoire. Sans doute parce que la lumière était rare et que la nourriture ne s’était pas tellement amélioré les piaillements de gosses s’étaient atténués en un ronronnement général fait d’un ensemble de chuchotements. Désormais je les voyais bien maintenant ces deux fameuses barriques, et le pressoir sur lequel était coincée la bicyclette descendue de la poutre. Mais rien de tout ça ne bougeait : pas le moindre mystère, plus de couleurs aux murs, plus de joie, notre seule attraction était « le » rat, là-haut « Non, non, disions-nous, une souris est trop craintive, et puis c’est plus petit, on ne l’aurait pas vue ». Je crois que même les rats ont eu faim à Guingamp pendant la guerre !
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Aucun doute, il fallait bien qu’il se passe très bientôt quelque chose d’important, de nouveau ; pour en finir de cette hantise constante. Et c’est un mardi encore qu’il s’est passé quelque chose, cette fois-là un événement majeur ! Nous avions à peine commencé notre repas, à la cave, la cuisinière venait de finir son deuxième tour avec la grande marmite en aluminium pour servir ceux « qui voulaient du rab », car ce jour-là il y avait du rabiot (autre événement exceptionnel) ; décidément ce n’était pas un jour ordinaire. Lorsque celle-ci eut achevé sa distribution Monsieur Monotte, sa belle chevelure blanche peut-être un peu plus ébouriffée que d’habitude réclama le silence, l’air important et un peu affolé à la fois : « Mes enfants, vous allez terminer le repas puis prendre vos couverts pour les ramener chez vous » Il en disait bien peu en raison sans doute des consignes reçues mais déjà en disait beaucoup trop. « Il n’y a plus de cantine ? » s’enquit le plus affamé d’entre nous et puis fusèrent les questions de toutes sortes : « Que ferions-nous cet après-midi le repas terminé ? » et autres hypothèses toutes plus alarmées les unes que les autres et qui allaient dégénérer en un tumulte égosillé d’une cinquantaine de gosses ; le père Monotte était assailli de questions par tous les enfants dont certains debout sur les bancs… « Silence ! S’exclama-t-il en se redressant, émergé de la grappe de ses interlocuteurs passablement excités ; écoutez-moi, vous allez regagner vos classes et vos maîtres vous diront ce qui se passe » Voilà des propos bien imprudents ! « Ce qui se passe ! » Il aurait pu être plus évasif : nous allions « recevoir des instructions » ou quelque chose dans le style…mais lui-même était dans tous ses états, le pauvre p’tit père Monotte : « Et qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-il arrivé ? dites-nous ! » « Cinquante gamin braillards ça intimide un brave homme, et puis il se sentait vis à vis de nous tous et nous le sentions bien, « dépositaire » d’une nouvelle, « informé » donc investi d’un pouvoir, d’une aura.
Lorsqu’il leva les mains, comme en une sorte d’incantation magique, alors le silence se fit instantanément, total, suspendu, dans cette cave ordinaire soudain transfigurée par l’évènement en un lieu historique ; pas un murmure pendant un bon instant ; il se gratta un peu la gorge pour ajuster le ton à l’importance de la déclaration : « Mes enfants, les Alliés ont débarqué ce matin en Normandie. (Pas de réaction de notre part). Il n’y aura plus d’école pendant un moment à partir d’aujourd’hui. Au silence succéda le silence. Nous sortons de la cave-réfectoire à présent informés d’un événement important mais ne réalisant absolument pas sa portée immédiate ou à long terme : le monde de l’enfance est une sorte de sanctuaire préservé ne participant que par voie de conséquence aux préoccupations, aux soucis et aux espoirs de leurs aînés.
L’année scolaire 1944 s’acheva ainsi, sans entrain, ouverte sur un inconnu désabusé en raison de quatre années de restrictions en tous les domaines. Les jours suivants, placés aux premières loges nous verrons vite combien la France enfantera dans la douleur de cette liberté que nous n’avions pratiquement jamais vécue. Lorsque nous reviendrons à Saint-Léonard nous ne serons plus les mêmes enfants mais de petits hommes parmi lesquels, hélas, il faudra compter quelques absents, absents pour toujours.
7 août 1944 : la libération de Guingamp
Brest n’est distant que de 120 km ; depuis plusieurs jours la RN 12 connaît un trafic militaire inaccoutumé. Cette route stratégique baptisée du grand sigle DG2 qui macule plusieurs des murs de la ville témoigne de la tension (Ils sont sur les dents) de l’occupant. Lorsque des convois montent vers Brest, les rues y accédant sont fermées par des cordons de soldats en armes devant lesquels des couples (je devrais dire : des duos) d’agents civils à feutres et cirés noirs sont chargés de refouler la population civile. Tout le quartier Saint-Michel – le mien – dans lequel est située la caserne, est sous haute surveillance et l’atmosphère générale des plus tendues. Dans la rue Pastol où nous habitons à quelques 60 m de l’enceinte de la caserne les patrouilles sont très fréquentes scandées jours et nuits du pas cadencé des bottes cloutées. Nos parents nous racontent, nerveux, ce qui se passe ; nous, les gosses, sommes bouclés à la maison, meilleure façon de contrôler une part de l’incertitude complète où flotte chacun. Mon futur beau-frère a disparu de la circulation mais ma sœur, entre deux sanglots a trouvé la force de faire savoir à mes parents qu’il était au maquis de Plésidy : l’amour a des antennes de renseignements !
Mon père vient de rentrer dans la pièce que nous appelons le « bureau » et qui tient lieu de salle de séjour, arrachant sa casquette il la jette sur la table – geste tout à fait inhabituel – : « J’ai failli me faire descendre dans la rue par un Fridolin. Il m’a mis en joue, le salaud ! » En effet, des affichettes jaunes ont été placardées un peu partout qui interdisaient les rassemblements de plus de trois personnes, il était également interdit de marcher les mains dans les poches (« Etonnant, non ? » dirait Desproges) or Papa venait de rencontrer dans la rue notre bonne vieille voisine Madame Le Louarn, bavarde invétérée et tous deux faisaient un brin de causette – rassemblement – mon père les deux mains dans les poches de son éternelle salopette. Tout à coup Mme Le Louarn avise derrière mon père un soldat allemand qui ôte son fusil de l’épaule et met en joue – dans le dos – mon père immédiatement alerté par la brave dame : »Attention, vos mains sont dans vos poches… derrière vous. » et heureusement il sort immédiatement son immense mouchoir à carreaux en tournant doucement sur lui-même, assez vite cependant pour voir le Mauser redescendre de sa ligne de mire ; n’eut été sa présence d’esprit qu’en serait-il advenu ? Serait-il allé grossir le nombre de ces « terroristes » nés de l’imagination d’un occupant décidément trop nerveux, dépassant lui-même ses propres règlements.
Les SS (je l’ai appris plus tard) avaient même interdit de fermer à clé les portes des habitations et cela même de nuit ; on peut facilement imaginer les motifs d’une telle injonction : soit pour des contrôles inopinés et des perquisitions, soit afin de gêner ou empêcher la fuite de tout suspect poursuivi. Quels que puissent être les prétextes invoqués en soi cet oukase était un viol de la liberté individuelle, une atteinte à la protection de l’individu, de son intimité et elle fut ressentie par tous et par chacun comme une humiliation ignoble et un facteur supplémentaire d’intimidation injustifiée. En digne bricoleur mon père entendait sinon détourner l’obligation du moins y palier en confectionnant un système simple et efficace qui actionnait une clochette dans la chambre dès que l’on tournait la poignée de la porte d’entrée. Le système fera qu’à deux reprises il se trouva nez à nez avec des intrus dans l’entrée, une fois des allemands, une autre fois des vagabonds inconnus ayant tenté d’utiliser à leur profit l’injonction policière : le nombre des plaintes déposées eut pour effet d’inciter la plupart des français à courir le risque de maintenir leur porte fermée : ce ne fut guère mieux : au lieu de ne dormir que d’un œil jusque-là, les gens excédés ne dormaient cette fois que d’une oreille, réveillés par des coups violents dans la porte ; cela arriva chez nous après que fut arrachée « l’installation » par des soudards irascibles. C’était entre autres l’une des formes quotidiennes de l’occupation. Bien plus tard reprendra le petit jeu pacifique des chenapans que nous étions à aller tirer les sonnettes en revenant le soir des répétitions de la chorale ; petits diables pourtant bien anodins en comparaison de ce qu’imposent les maîtres du moment.
Chaque jour depuis le débarquement la vie se ferme sur elle-même ; les volets restent clos, plus d’enfants jouant dans les rues, la queue devant les rares épiceries ouvertes et le rationnement plus serré que jamais. Chaque nuit le ciel vrombit des vagues de bombardiers et l’on entend distinctement le grondement sourd des bombardements sur Brest. Ne rien savoir des nouvelles de la guerre, ou par bribes et en grand péril est un défi que tentent quelques hommes : depuis plus d’un an les postes de TSF ont été confisqués, déposés obligatoirement à la mairie. Dans quelque cave ou grenier certains rares audacieux entendent Londres très brouillé et ne diffusent de nouvelles qu’à ceux en qui ils peuvent avoir toute confiance ; les cercles de relations se referment et la méfiance s’instaure quand le seul fait d’avoir été vu à quelques reprises passer une porte individuelle peut devenir suspect. Epoque terrible où s’affrontent l’espoir et la crainte.
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Les libations des Allemands sont suffisamment abondantes le soir du 20 avril, jour de l’anniversaire d’Hitler, pour que la vigilance des sentinelles de la caserne de La Tour d’Auvergne soit quelque peu relâchée du moins peut-on le supposer. C’est sans doute aussi ce qu’on dû penser les cadres du maquis de Plésidy : moment propice pour neutraliser une partie du potentiel stratégique de l’occupant. Les jours précédents le bâtiment central de la caserne s’était vu transformer en entrepôt de munitions ; telle n’était pas sa vocation, lui qui n’avait abrité avant la guerre que les fantassins du 48ème RI. Un héros courut le risque d’y pénétrer ce fameux soir et déposa sur l’appui de l’une des fenêtres du rez de chaussée de quoi être immortalisé en nos mémoires et de créer par un feu d’artifice mémorable une grande faille dans le dispositif tactique de l’adversaire ; le débarquement a eu lieu moins d’un mois plus tard et entre temps les Allemands ont été démunis de cet appoint précieux pour pouvoir continuer de riposter.
Au mois de juillet toutes les manifestations du « pardon », ce formidable élan traditionnel de festivités tant profanes que religieuses, fête patronale et votive, tout cela fut réduit à une messe dans laquelle la ferveur profonde de toute une cité opprimée remplaça pour une fois l’allégresse populaire des feux de joie. Ce premier dimanche de juillet on n’entendit dans la grande rue, la rue Notre-Dame, que le martèlement des bottes cloutées et en guise d’hymne à Notre-Dame de Bon Secours qu’un « Alli, Allo ! » dont la mélopée hantera pour longtemps les oreilles de ceux qui attendent, humiliés mais confiants.
Le majestueux monument de la basilique à la pierre dorée au soleil couchant, n’est pas seulement le cœur mystique de la cité : refuge pour les uns elle s’est aussi révélé un poste d’observation privilégié pour les autres. Difficile voisinage. La tour plate qui abrite les cloches, imposante bâtisse carrée du 16ème siècle n’a qu’une porte, en bas de l’orgue, et gardée en permanence par un feldgendarme (reconnaissable à sa plaque métallique en forme de croissant sur la poitrine). De l’estrade de la chorale nous le voyions tous les dimanches, ce « gardien », et dans nos têtes de gosses nous pensions devoir chanter encore plus beau et plus fort afin – c’était certain – qu’il en parle à ses confrères. La tour de l’horloge – au nord – n’a qu’un petit escalier plus étroit et dont l’issue est à la base du toit à quatre pentes d’ardoise ; elle n’a pas valeur d’observatoire mais domine la rue et le centre d’une quarantaine de mètres, à proximité de la sirène qui, elle, ne sait pas encore l’astreinte qui l’attend à quelques semaines de là.
Depuis le 6 juin je n’avais pas eu souvent l’occasion ou l’autorisation d’aller en ville mais j’ai été ahuri de découvrir des quantités de camps retranchés constitués de sacs de terre empilés pour former des guérites ou des murs improvisés ; c’était méthodique : chaque grande rue – pour autant que Guingamp ait des avenues – était barrée à chaque extrémité par une sorte de chicane constituée de ces sacs, et plus c’est grand et vaste, comme le Vally ou le Champ au Roy (nos deux plus grandes places) et plus s’entassent ces fortifications à leurs extrémités comme si on préparait une fameuse bataille où chaque espace entre les fortins serait le prochain champ clos. Prémonition, non, préparatifs, tout simplement…Mais je ne savais pas encore, je ne comprenais pas non plus pourquoi les plus grandes vitrines étaient barbouillées en bleu foncé avec parfois des quadrillages de papier collant dans tous les sens. « Défense passive » ; Ah ! Voilà le grand mot, celui dont les habitants ont la tête abrutie chaque jour par les hauts parleurs des voitures des gendarmes : tout ce qui pourrait éclairer et être repérable de nuit doit être masqué, cagoulé, même les phares des rares voitures qui peuvent encore circuler.
Nous vivions debout mais avions comme l’impression d’être obligés de nous ensevelir, de nous effacer, comme dépossédés de notre vie propre sans parler de notre liberté ; sur les portes des maisons possédant des caves les services de la Défense Passive avaient placardé « abri 5, abri 8, » etc. Définissant par là le nombre de personnes autorisées à s’y terrer comme des rats pour espérer survivre. L’inventaire en a été rapidement diligenté par les gendarmes assistés de ces silhouettes en feutre et manteau noir : la Gestapo. Voilà le mot que l’on murmure maintenant avec effroi : Gestapo, « Gestalt Polizei », police du comportement, ou de la conduite, de la tenue, police de votre façon de vivre, ou de votre manière d’être, tout cela à la fois ou simplement police de n’importe quoi qui ne plaît pas. Les abris doivent être opérationnels et il n’y a pas besoin d’exercices fictifs puisque le moindre Pipercub « ricain » déclenche la sirène. Au début on ne le savait pas : nous craignions devoir subir un bombardement et tout le monde se ramassait très vite là où il pouvait dès que retentissait ce hurlement lugubre ; on entendait ensuite les crépitements de la DCA, la « flak », comme on disait, (ce devait être un terme à eux), ça tiraillait un bon moment dans tous les coins et puis la sirène nous autorisait à sortir respirer au grand air. Ouf, ce n’est pas pour cette fois.
Ce – vilain – petit jeu continua en s’intensifiant pendant le mois de juillet. Lors d’une autre sortie où malgré ma frousse la curiosité, plus forte, me soutint fébrilement pour oser marcher jusqu’à la gare (deux bons kilomètres ; mes parents ne devaient absolument pas supposer que je sois allé si imprudemment si loin ) je me rendais compte que les fridolins étaient beaucoup trop occupés à surveiller les agissements des grands pour avoir le temps de s’occuper des enfants ; je fus ahuri de remarquer qu’en moins de quinze jours notre modeste Guingamp prenait des allures de camp retranché : sur plusieurs toits avaient été construites des sortes de terrasses carrées de 3mètres sur 3 et équipées de mitrailleuses lourdes (pour moi ça semblait des canons) ; les plus étonnantes étaient celles juchées sur l’Hôtel de la Gare : quatre canons sur un seul affût et qui se découpaient très nettement sur le ciel ; en haut un fridolin s’affairait ,faisant le guet ou exécutait des ordres. Aucun doute on attendait du monde. Je rentrai à la maison aussi vite que pouvait me le permettre une volonté, désormais affermie, de conserver un petit air détaché n’autorisant pas d’interprétation particulière quant à ma présence dans la rue ; Il me tardait de raconter tout à mon père de ce que j’avais vu : les tourelles de mitrailleuses, les chicanes dans les rues, tout.
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Manifestement si les allemands se calfeutraient et s’armaient aussi fortement, ils se préparaient à un assaut final et mon père en conclut rapidement que nous avions tout intérêt à nous protéger nous aussi par une défense qui en fait de « passive » devait au contraire se révéler des plus actives et des plus rapides. Proches de la caserne, nous avions bien des craintes d’être pris dans les » éclaboussures » d’un probable « arrosage » des bâtiments militaires. M. Henri Amouroux l’a écrit depuis : les Américains bombardaient de très haut et la précision n’a pas été leur vertu cardinale dans ces opérations. Afin de constituer pour sa famille un abri sérieux, mon père entreprit d’étayer très fermement dans la cave le plancher de la cuisine laquelle présentait l’avantage de se trouver dans un angle : « La maison peut nous tomber dessus : pas d’histoire. » Rassurant (?). Il construisit des bas flancs sur le troisième côté, constitués d’épaisses planches contre croisées fermement assujetties. De part et d’autre de grands coffres, constitués de caisses aménagées devenaient des sièges pour le jour (!), des couchettes pour la nuit dans lesquels on mettrait – ça c’était plus problématique – des provisions : quelles provisions ?
Quelques pots de grès contenant du lard fondu, des pommes de terre et puis ? En réalité il valait mieux n’être pas assiégés ou ensevelis, même s’il y avait une source d’eau claire dans la cave. De l’air ? L’angle ouvert de notre abri était proche de l’escalier d’accès extérieur fermé par une grande trappe à 2 vantaux de bois, les décombres tombés dessus auraient bien laissé passer un peu d’air, non ? L’idée de l’abri nous rassurait peut-être mais nous souhaitions ne jamais savoir si…
A la grande hantise de ma mère son époux comme la plupart des hommes encore présents, vieillards ou comme lui pères de J1, J2 ou J3 (classifications des cartes d’alimentation pour 0-6 ans, 6-15 ans, 16-20 ans.) était à l’affût des nouvelles : le samedi le marché était un bon prétexte plus qu’un point d’approvisionnement, là un maquisard avait, paraît-il, fait savoir que les alliés avançaient vite et qu’ils étaient à Lamballe, à 50 km de Guingamp. Il fallait prendre Saint-Brieuc avant d’arriver ici mais ça y était : nous savions que la Libération était imminente.
Le matin du 7 août, le dimanche, mon père pensait aller travailler au » jardin d’en face « , de l’autre côté de la rue, sous les murs de la caserne. Mais, ayant contourné la maison, à l’instant où il ouvrit le portillon en bois pour sortir du petit jardin il fut repoussé par un soldat allemand casqué, l’arme à la main qui d’un « Raus ! » vigoureux lui claqua la porte sur la figure. Il revint à la maison puis, monté à l’étage, entrouvrit les volets – fermés depuis longtemps – pour apercevoir des fantassins : d’un côté rasant le mur de la maison, de l’autre progressant furtivement dans le fossé du jardin. Ils se dirigeaient vers la route de Callac – vers le Sud – et dans la rue des chenillettes passaient plus vite escortant des camions bâchés. Je connus ces détails lorsque notre père intima à tous : « Toi aussi, Lilie ! » de descendre dans l’abri.
Nous étions à peine sous la cuisine que commencèrent de crépiter des rafales. Terrorisés, nous nous bouchions les oreilles mon frère et moi en rabattant sur nos têtes les couvertures prises en hâte. Mon père descendit au bout d’un temps quasiment infini ; désormais le vacarme extérieur nous parvenait avec une sorte de résonance. Je me souviens – et cela devint presque une attraction – du bruit des balles frappant la gouttière juste au coin de la maison, ça faisait comme un cliquetis d’enfer qui absorba longtemps mon attention. Des déflagrations plus violentes témoignaient d’explosions à l’air libre, des grenades sans doute, puis un sifflet modulé… choc, terreur, effroi. Des obus à présent, les choses se corsaient ; un autre sifflement encore…autre déflagration, sourde, le sol ébranlé. Cela dura je ne sais combien de temps. Une odeur âcre commençait à nous piquer la gorge et les yeux. Mon frère remarqua soudain : « Papa n’est pas là ! ». Le vacarme était le même mais on finit sans doute par s’y habituer ; ma mère allume une bougie, en effet : Papa n’était pas là. Inquiétude, ma mère nous tient quelques propos qu’elle voudrait rassurants, ne serait-ce que pour se rassurer elle-même probablement : » Il va revenir : ne bougeons pas ». Ne fallait-il pas minimiser les risques ?
Il s’en est fallu de quelques rafales que les Allemands ne fuient Guingamp sans dommage pour ses habitants, ses maisons, ses rues: ils sont sur le repli vers Callac et Carhaix, le Sud, et ont déjà abandonné le Petit Paris, le quartier de la gare, l’ancien hôpital – actuellement Lycée Pavie – , l’hôpital, Saint-Léonard; les derniers sont place Saint-Sauveur à moins d’un kilomètre de la sortie de la ville quand éclate un combat d’arrière-garde; les quartiers Saint-Michel et Saint-Sébastien qui les en séparent deviennent aussitôt des points d’appui. Remontant par le Champ au Roy et le Vally l’occupant tient tête à nouveau aux alliés qui viennent de la Métairie Neuve ; les combats de rue font rage rue de la Trinité ; la Remonte et la prison résistent un bon moment, trop au gré des alliés dont l’infanterie semble fort ralentie ; sans doute la raison pour laquelle s’installe une batterie d’artillerie place de Verdun, derrière la poste.
Les combats durent depuis des heures et l’occupant a décroché, se repliant vers Saint-Michel où, pris à revers par les maquisards descendant de Grâces par la rue de la Madeleine il finit par se rendre remplissant bientôt la place Saint-Michel, les bras en l’air. Pourtant le canon tonne encore, stupéfaction : on tire sur le clocher ! L’abbé Kermaïdic va très vite planter un drapeau tricolore en haut de la tour de l’horloge mais peut-il être vu et par qui ?
Soldats allemands sous la garde des maquisards
Mon père, à je ne sais quelle heure en soirée, redescendit du grenier où il avait imprudemment passé tout ce temps… à une lucarne, les jumelles rivées il scrutait l’aboutissement d’une dramatique méprise : il nous a raconté comment il a vu chacun des 8 obus qui ont assailli la belle flèche de la basilique et il nous a décrit, la mort dans l’âme, la chute, telle un saut vertical à pieds joints de la flèche en son entier. Terribles lucarnes, celles-là et cette autre où pendant les combats, deux de mes camarades de classe, les frères Le Jamtel, trouvèrent la mort pour avoir osé y braver leur peur.
Maison de la famille Jamtel où furent tués les deux fils, Daniel et Gérard
(Voir https://maitron.fr/spip.php?article202104, notice LE JAMTEL Daniel, Paul, Simon par Alain Prigent, Serge Tilly, version mise en ligne le 19 juillet 2018, dernière modification le 21 avril 2022).
Les combats cessés, le calme tombé enfin sur la ville après qu’elle eut payé une triste facture imposée par la guerre maudite, force-nous fut de réaliser, petit à petit, que la Libération, cette délivrance attendue depuis tant de privations, de craintes, de vexations, La Libération était enfin arrivée, confirmée dans la nuit et plus encore le lendemain par la frénésie collective hurlant au passage des troupes américaines venant de la direction de Brest. Quel chahut merveilleux de pouvoir s’égosiller, quel regain de force, de courage, d’espoir ! Le lendemain, ce lundi, tout le monde était dans les rues, sur les places, dans un fouillis indescriptible et un vacarme inouï du mélange du chant des cloches, des vrombissements des chars qui n’en finissaient pas de passer et où s’agglutinaient des grappes humaines. Les soldats casqués jetaient à la volée des petits bonbons au goût très spécial, des tablettes de « chichigomme », en échange d’oignons qu’ils croquaient aussi goulûment que si c’étaient des pommes. Je me rappelle une femme étonnée qu’il y eut des américains noirs et disant : « Spontus ces pauvres gâs-là n’ont pas mangé de verdure depuis longtemps ! » Toujours les considérations sur le « ravito « , manifestement la vie allait reprendre vite son cours normal. Première chose programmée demain : faire la queue à la mairie afin de récupérer son poste de TSF, » son » c’est peut-être beaucoup espérer, disons « un » poste, l’essentiel c’est de » les » suivre ; bien qu’ayant de jour en jour écouté les nouvelles, cela paraissait encore bien loin avant qu’on en ait terminé. Et pourtant…
Char américain
L’autre affaire importante du lendemain était de voir et de savoir ce qui s’était passé dans notre ville ; c’est le moment où nous avons déchanté en apprenant que tel ou tel avaient été victimes ou de leur bravoure ou – trop souvent – de leur curiosité, d’où un frisson dans le dos après coup en repensant que mon père aurait pu subir un sort tragique pour n’être pas resté » aux abris « . C’est ce jour-là aussi qu’on apprit que les fridolins auraient sans doute fui Guingamp sans dommage si un imbécile voulant sauver la France sans en avoir reçu l’ordre n’avait pris l’initiative funeste de lâcher une rafale sur le dernier véhicule de l’occupant en déroute. Nous découvrons encore notre ville blessée de multiples marques des combats de rue, des portes défoncées, les fils électriques pendouillant parfois jusqu’au sol, des taches de sang et d’huile mêlées sur un sol encombré d’une multitude de gravas et d’objets épars : bicyclettes, tables cassées, des papiers, un casque, un poteau téléphonique accroché à la rambarde d’une fenêtre, le chaos ! Les impacts des rafales sur les murs s’incrustent en sinistres guirlandes, des vitrines brisées, quelques maisons incendiées où s’affairent encore les pompiers ; la basilique enfin, dont le toit de la nef se déchire béant sur un ciel morne ; la basilique remplie de décombres enchevêtrés, la plupart de ses vitraux brisés : le plus gros de la flèche est tombé sur l’oratoire et la place du château. On apprendra plus tard que l’autel du Saint-Sacrement, merveille de dentelle de marbre blanc, du 15ème siècle, a été réduit en poussière sous l’amoncellement des pierres tombées.
Longtemps la reconstruction de la flèche se borna à un ridicule petit béret, nous n’avions pas besoin d’un tel souvenir pour nous rappeler…
Mais aussi, combien ne seront-ils pas marqués à jamais dans leur esprit, d’autres dans leur chair ; nul n’oubliera le jour historique du 7 août 1944, ni les années sombres qui l’ont précédé, fut-ce dans cinquante ans !
Jean Yves le Solleu, le 20 janvier 1994
Caserne La Tour d’Auvergne au lendemain de la Libération
BBasilique Notre-Dame de Bon Secours en 1954
Photos et cartes postales : J. D. et J.-P. Rolland