Le prieuré Saint-Martin

Le prieuré Saint-Martin

En remontant aux origines de la ville de Guingamp, soit vers le milieu du XIe siècle, on assiste à une action parallèle du seigneur local et des ordres religieux : le « château » (motte) entraîne la naissance d’un « bourg », bientôt « ville féodale » entourée d’une enceinte protectrice. Elle est de dimensions réduites même lorsqu’aux XIVe et XVe siècles elle s’entoure d’une muraille de pierres avec tours, chemin de ronde et portes munies, elles aussi, de moyens de défense.

Le site urbain ou « bourgeois » va être doté de monastères ou prieurés selon leur importance dans une zone rurale où, autour de ces fondations pieuses, vont apparaître les faubourgs [1].

L’un des plus anciens (son nom n’est plus que celui d’une rue) a été vraisemblablement un petit prieuré fondé par l’abbaye de Marmoutiers à la fin du XIe siècle, d’après un texte du duc de Vendôme qui, en tant qu’héritier du duc Jean III (par Guy de Penthièvre) s’en déclare le fondateur. À Lamballe, un prieuré du même nom remontait à 1083…

Ce prieuré eut son église Saint-Martin, son presbytère, un petit hôpital qui vivait grâce à une partie des octrois levés à cet endroit (c’est l’extrémité est de la ville) et aux taxes sur la « foire de Saint-Martin d’été » (4 juillet) [2].

Mais il subit, dès le XIIe siècle, la concurrence de l’éphémère « abbaye de Saint-Sauveur » (ramenée plus tard au rang de prieuré-cure) et surtout de la Trinité… toute proche avec son prieur, ses terres (un « étang du prieuré », la rue du Manoir), son église plus imposante et, plus proche de la porte de Rennes, un hôpital…

La concurrence fut fatale à Saint-Martin, qui périclita et souffrit de son éloignement de la ville qui l’exposait, comme les autres monastères (y compris Cordeliers et Jacobins) aux malheurs des guerres. Dès la fin du XIVe, on disait que « les pauvres y mouraient de faim », et il finit par disparaître en tant que paroisse. Dans le compte de Denis Desprez (1447), il n’y a que sept propriétaires de maisons à verser un impôt foncier minime : de 1 sol à 10 sols 10 deniers.

La situation empira surtout lorsque, au retour de sa captivité en Angleterre, Charles de Blois fonda intra-muros, jouxtant la rue des remparts et la rue Notre-Dame, à l’entrée de celle-ci, sa « maison-Dieu ». C’était inhabituel car ce genre de construction était généralement hors les murs – c’étaient, plus que des hôpitaux, des hospices ou maisons d’accueil de voyageurs sans ressources, de nomades, de soldats rejoignant leur foyer… , étant donné le nombre de « pestes », c’est-à-dire de maladies mal identifiées susceptibles de déclencher des épidémies catastrophiques dont il fallait protéger la population intra-muros.

Pour soutenir cet établissement, Charles de Blois créa une nouvelle foire dite « de la Visitation de Notre-Dame » (fêtée le 2 juillet) et qui vint remplacer l’ancienne foire Saint-Martin. Elle devint « la foire du Pardon ».

L’église, désaffectée, tomba doucement en ruines, le cimetière fut abandonné. Le prieuré était tombé sous l’autorité de l’abbaye Saint-Melaine de Rennes qui ne fit rien pour le sauver. Il n’y a plus ni hôpital, ni foire.

À la fin du XVIIIe siècle, on peut connaître sa situation, restée misérable, par le recensement de l’an IV : il ne comprend que deux rues, la rue Saint-Martin et la rue Porzou [3].

On ne compte, dans cette dernière, que six familles (en tout vingt-deux personnes) : un cordonnier, deux cultivateurs, un journalier, une domestique et un homme seul de 70 ans. Tous habitent dans des chaumières sans étage, qui n’ont qu’une cheminée.

– Dans la rue « principale », Saint-Martin, à droite (en sortant de Guingamp), seulement cinq familles dont celles d’un maréchal-ferrant qui emploie un « garçon » (c’est une entrée vers la ville), un tisserand, un charpentier, un cultivateur et, à l’extrémité, « la Métairie Neuve ». Les logements n’ont qu’une cheminée pour la plupart, deux en ont deux, deux en ont trois, comme le fermier de la Métairie Neuve (où résident 9 personnes).

– En revenant vers la ville, de l’autre côté de la rue, on compte 19 familles. Quelques artisans : deux charpentiers, un taillandier [4], un perreyeur [5]5, un tisserand, cinq journaliers, un maçon, trois filandières, un boulanger, un cabaretier (la femme tient le cabaret, son mari est journalier), une veuve, une mendiante. Il y a un « priseur », sans doute chargé de lever l’octroi. En tout pour le « quartier », 140 habitants dont le quart a de 50 à 70 ans.

Tous bien sûr dans de petites maisons à une cheminée.

Toutes sont des maisons basses à l’époque, sauf celle qui présente, côté rue, un élément en relief laissant penser à l’existence d’un escalier à vis : elle a un étage et doit dater du XVIe ou début XVIIe.

On retrouve cette situation à peu près inchangée sur le cadastre napoléonien de 1824. Les maisons sont loin de former un alignement continu. Certes, elles disposent toutes à l’arrière de cours et quelques parcelles cultivables (champs ou jardins) ; quand, sous la Terreur, on « révolutionna » les noms de rues, c’était la « rue des Moissons ».

Nous constatons que la répartition est différente d’un côté à l’autre de la rue. C’est qu’à droite, une grande partie est occupée non plus par l’église et le cimetière Saint-Martin mais par l’ex-enclos des jacobins.

Les malheurs des guerres : les jacobins à Sainte-Anne

Depuis la fin du XIIIe siècle (1283-1285), les cordeliers et les jacobins ont occupé de vastes enclos à la limite nord-est de Guingamp. Il est probable qu’à l’époque les remparts en pierre protégeant la ville n’étaient même pas encore construits. Bien placés sur les pentes des coteaux descendant de Castel-Pic, les deux monastères se trouvèrent, après la construction de la première enceinte fortifiée, pratiquement au pied des remparts : les bâtiments, les vastes jardins et les cimetières. Celui des cordeliers était très prisé du fait de la présence, dans la chapelle, des tombeaux des seigneurs d’Avaugour, de Guy de Penthièvre, et surtout de Charles de Blois, « saint Charles de Guingamp », ce qui fit de cet enclos « la Terre Sainte », et un vaste cimetière… très recherché [6].

Cette situation des enclos n’était pas sans danger. Si, en temps de paix, elle était favorable aux contacts entre les religieux et la population guingampaise, en temps de guerre et de siège, ils étaient aux premières loges : occupés par les assaillants, ils n’en sortaient pas indemnes et les religieux devaient procéder à de nombreuses réparations…

Nous savons qu’avant les opérations militaires de la guerre de la Ligue, la municipalité de Guingamp décida de créer, en avant des remparts, un espace dégagé espérant ainsi pouvoir mieux écarter les troupes menaçantes. Les troupes franco-anglaises tirèrent avantage de ces démolitions [7], occupèrent l’enclos des jacobins après avoir simulé des préparatifs de siège au nord, à l’ouest et au sud de la ville et, « placés à moins de cent pas » des murailles, avec mines et canonnades, préparèrent un assaut qui fut décisif : Guingamp capitula.

Les cordeliers iront s’installer à Grâces. Les jacobins, accueillis quelque temps à Sainte-Croix chez les augustins puis au Penker, durent y céder la place aux capucins (1614).

Ils réussirent cependant à rester à Guingamp : ils se réfugièrent sur le terrain vacant de Saint-Martin et se résignèrent à y construire un nouveau monastère, Sainte-Anne.

Aidés par des donations de particuliers et des « lettres d’octroi » concédées en 1623 par la municipalité, ils construisirent une chapelle puis le monastère (achevés en 1641). Ils avaient rendu la ville responsable de la démolition de leur ancien monastère et finirent, à force de réclamations, par obtenir un peu plus d’un millier de livres, chichement accordé et dont le solde ne leur sera acquis qu’après 1670 [8].

Le « monastère », on le devine d’après les difficultés et la lenteur de sa nouvelle implantation, était loin d’être aussi important que l’ancien.

Mais les jacobins avaient conservé la confiance de la population et quelques notables, après donations, eurent leur sépulture dans la nouvelle chapelle ou le cimetière.

Les relations avec la municipalité redevinrent également normales.

En 1655, le « chapitre général des dominicains » se tint à Sainte-Anne. Le maire s’y rend à l’invitation qui lui est faite et en remerciement (pour les défrayer aussi…) leur offre deux tonneaux de vin. En 1712, en l’honneur de la canonisation de Pie V, qui avait été dominicain, la Communauté en corps et la milice assistent aux cérémonies.

Au cours du XVIIIie siècle, les vocations diminuèrent ainsi que les ressources et, à la veille de la Révolution, il n’y a plus depuis plusieurs années que deux religieux à habiter à Sainte-Anne. C’était d’ailleurs à peu près la même situation chez les capucins du Penker et chez les cordeliers de Grâces [9]

Il existe non loin une « fontaine Sainte-Anne » : a-t-elle inspiré le nom du monastère ou est-ce l’inverse ?

Vint la Révolution…

Les monastères devinrent « biens nationaux » (de première origine ; les biens des nobles ne le furent qu’un peu plus tard… donc dits de « seconde origine ») et furent vendus à des prix dérisoires du fait de la dépréciation rapide de la nouvelle « monnaie de papier », les assignats.

On peut remarquer à ce sujet qu’à peu près tous les notables guingampais (même les « sieurs de » qui abandonnèrent rapidement cette rallonge honorifique…) et qui jouèrent un rôle administratif, politique ou judiciaire, à quelque échelon que ce soit pendant la période révolutionnaire, furent tous acquéreurs de biens nationaux de toute origine[10]. Entre autres Maurice Herpe, notaire : « Il acheta, Sainte-Anne, bâtiments et enclos. » Comme il était prescrit, il fit démolir la chapelle et le cloître, au moins en partie, et fit disparaître tout signe religieux. La tradition veut qu’il transforma l’habitation des moines en loge maçonnique [11]. Il est franc-maçon dès 1798. Son fils Jean-Marie sera reçu en 1811 au quatrième ordre de l’Étoile des maçons, vallée de Saint-Brieuc, ce qui peut laisser penser que la loge de Guingamp n’existe plus à cette date. Étaient également « frères » : Le Roy, Vistorte et Blanchard (auquel Herpe a peut-être revendu Sainte-Anne), entre autres…

Nous ne savons pas si cette loge disparut ou déménagea. Mais d’après les registres du cadastre napoléonien (réalisé en 1824), à cette date, la propriété appartient à Florimond Carré de Coëtlogon, probablement depuis quelques années. En tout cas, il n’en possède qu’une petite partie (six parcelles), l’angle nord-ouest visible sur le plan précédent.

Il les vend en 1832 à Désiré Sauveur de la Chapelle, époux d’Eugénie-Antoinette Quemper de Lanascol. Celui-ci achète de nombreuses parcelles contiguës, pratiquement les deux tiers de l’enclos.

La plus grande partie est composée de jardins, dont le « jardin de l’église » (celle des jacobins ? ou de Saint-Martin ?), des courtils [12] (dont l’un porte un « petit pavillon » et un contre-espalier auquel est adossé une roseraie), quelques « maisons », bâtiments d’usage non précisé. deux maisons… Quel était leur usage ? Ce pourrait être les bâtiments du monastère. Vers l’est et le sud, des petits pavillons mais surtout des parcelles plus étendues, ce sont les courtils et des écuries en bordure de la rue Porzou (nous sommes parfois au-delà de l’enclos des jacobins).

Sauveur de la Chapelle était maire de Guingamp depuis le 12 mai 1830. Il reste « maire provisoire » pendant la période qui correspond à la « révolution de Juillet 1830 », puis est « nommé » maire par Louis-Philippe (à l’époque, les maires ne sont pas élus). Il occupe cette fonction officiellement jusqu’à 1838 mais est souvent absent, dès 1837, lors des réunions du conseil municipal. Il démissionne en 1838 et est remplacé par son premier adjoint, M. Ollivier. Le fait qu’il ait été nommé laisse préjuger de ses opinions politiques : il est royaliste, nommé par Charles X, donc légitimiste et cependant maintenu par Louis-Philippe. Songeons à son mariage… son épouse d’ancienne noblesse (alliances avec les Kernier, de Rieux, de Kerouartz : Claire Georgina Quemper de Lanascol est l’épouse de Louis Charles, comte de Kerouartz) sera en 1834 marraine de l’une des deux nouvelles cloches installées dans la tour plate (fêlée, elle a été fondue en 1929).

Il est probablement celui qui a construit, ou commencé à construire, sur l’emplacement de l’ancien monastère la belle « villa » appelée improprement « château » de Sainte-Anne. Plusieurs autres à Guingamp datent de la même époque (première moitié du xixe) : Rochefort, sur l’emplacement de l’ancienne chapelle du même nom ; la belle demeure rue du Pot-d’Argent (à droite, vers la rue des Carmélites) ; la villa à l’italienne [13] construite à Saint-Léonard par la famille de Keranflec’h, agrandie par le banquier Desjars, dotée à la fin du XIXe d’une aile néogothique et d’un jardin d’hiver (serre vitrée au pignon est) par Louis, vicomte de Kerouartz (1855-1928) et habitée par sa famille jusqu’après la Seconde Guerre mondiale.

Nous reviendrons plus loin sur la villa de Sainte-Anne début XIX et ses aspects actuels.

Le domaine (où le comte Louis de Kerouartz et son épouse résidèrent pendant quelques années après que M. et Mme Sauveur de la Chapelle aient quitté Guingamp) devient en 1856 la propriété de M. Ambroise de Parcevaux [14] qui achète encore d’autres parcelles vers le sud. Il a pu compléter ou modifier certains bâtiments. Nous n’en avons pas de traces : un incendie a ravagé la villa en février 1999. Si l’immeuble a été depuis restauré à l’identique, des archives familiales ont disparu, ce qui laisse subsister de nombreux points d’interrogation. Il est probablement le constructeur des très belles écuries situées dans une vaste parcelle à l’angle de la rue Saint-Martin et de la rue Sainte-Anne [15] et de celles de la rue Porzou.

En 1879, Françoise de Parcevaux épouse Henry de Sonis.

A suivre

Simonne Toulet

[1] C’est-à-dire préfixe for : hors du bourg (cité). C’est « l’extra-muros » opposé à « l’intra-muros ». Synonyme moderne : la banlieue.

[2] Abbé Dobet, Cahiers du Trégor.

[3] Rue du Presbytère

[4] Artisan fabricant des outils métalliques « taillant » : faux, haches, cognée, serpes…

[5] Ouvrier taillant les schistes pour faire les ardoises pour les couvreurs.

[6] Il ne fut pas rare, au fil des xixe et xxe siècles, quand cet enclos fut « urbanisé », d’y retrouver de nombreux ossements… même une pierre tombale (bulletin n° 15) et, en 2007, un squelette encore dans une cave…

[7] Bulletin n° 11 (Hervé Le Goff), 13 et 14.

[8] Abbé Dobet, Cahiers du Trégor.

[9] Voir nos bulletins n° 13 et 14.

[10] Voir Hervé Le Goff, Les Riches Heures de Guingamp, éd La Plomée, 2004, p. 566 et 567.

[11] Bulletin n° 22.

[12] D’après le dictionnaire Furetière : « Petite cour de campagne qui n’est point fermée de murs mais seulement de hayes, de fagotages ou de fossez. On le dit aussi de bassecours, où on fait le mesnage de la campagne. On le dit en quelques lieux des jardins. Ce mot vient du latin cortile, diminutif de cortis, mesnage. »

[13] À l’origine, terrasse entourée de balustres

[14] Jean de Parcevaux, gentilhomme ordinaire de S.A.R. Monsieur – c’est-à-dire du frère du roi, avant 1789 (Armorial général de Bretagne, 1977. Pour plus de renseignements, voir aux archives départementales).

[15] Toute la partie longeant la rue Saint-Martin a été vendue depuis et les écuries remaniées en habitation. Les ruines de la chapelle ont été déblayées.

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