Pierre Morell bourgeois et évêque

Pierre Morell bourgeois et évêque

Par Mona BRAZ, présidente des Amis du Patrimoine de Guingamp

 

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Préambule

En 2004, dans les bulletins N° 35 et 36, des Amis du Patrimoine de Guingamp, Simonne Toulet partageait le fruit de ses lectures et recherches autour de la famille Morelli, la famille de banquiers lombards installée à Guingamp dès la fin du XIIIème siècle, apogée de leur déploiement européen.

Ayant remis la main sur la brochure rédigée par Sigismond Ropartz et publiée en 1862 à l’imprimerie Pierre Le Goffic de Guingamp, ma curiosité fut attisée et je partage avec vous une lecture complémentaire de celle donnée en 2004. Vingt années après, j’ai pu constater que la mémoire de Pierre Morell avait sombré dans les oubliettes de l’histoire et, qu’après avoir été sérieusement endommagé par les révolutionnaires, jamais restauré, son enfeu semblait comme une zone blanche, presque honteuse, dans la basilique de Guingamp.

Pour ce travail, je me suis bien sûr appuyée sur les travaux de Ropartz, la brochure citée ci-dessus et son « Guingamp : études pour servir à l’histoire du Tiers-Etat en Bretagne », mais aussi sur des travaux plus récents tels que ceux de notre ami Hervé Le Goff dans son monumental « Les riches heures de Guingamp des origines à nos jours » et autres recherches qui permettent de resituer cette période de la vie de Guingamp dans son cadre breton, européen, sociétal et civilisationnel. Vous en trouverez la bibliographie en fin de texte.

 

Le contexte – religion, pouvoir et argent

Ce nom de famille Morelli sera francisé en Morell et Morel ; et Guillaume Morelli est le fils de Buonaccorso Morelli qui travaille pour la compagnie financière des Bardi de Florence, et dont le nom apparait dans les archives guingampaises en 1319. De son côté, Guillaume Morelli est mentionné dans des transactions notariales immobilières. C’est ainsi que nous savons qu’il vendit une maison de ville à Charles de Blois en 1339, alors âgé de 19 ans seulement. Au regard des fonctions de ce dernier, il ne pouvait s’agir que d’une demeure de prestige, appelée hôtel à cette époque, et que nous nommons aujourd’hui hôtel particulier pour bien les identifier. En effet, Charles de Blois né à Blois en 1320, était l’arrière-petit-fils de saint Louis, et il devint comte de Penthièvre par son mariage en 1337 (il a 17 ans) avec Jeanne de Penthièvre la petite-fille du duc de Bretagne Arthur II, nièce du duc Jean III. Désigné comme successeur de Jean III, mais confronté à l’opposition de Jean de Montfort, demi-frère de Jean III, il s’engage dans la guerre de Succession de Bretagne (1341-1364), qui a lieu parallèlement aux débuts de la guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre. Il meurt sur le champ de bataille d’Auray, qui marque la défaite de la maison de Penthièvre, soutenue par le roi de France. Il est utile de rappeler qu’à cette époque la Bretagne est un Etat indépendant, riche et convoité…

 

Tableau : Le Changeur par Rembrandt, 1627. Le terme banquiers lombards ou plus simplement Lombards fait référence aux prêteurs sur gages du Moyen Âge, aussi appelés changeurs. Aujourd’hui encore, la pratique du crédit lombard est encore utilisée couramment par les banques centrales, lorsque ces dernières consentent des prêts aux établissements bancaires en échange de valeurs mobilières laissées en dépôt, telles que des obligations souveraines.

 

 

 

La tradition monétaire semble enracinée depuis longtemps à Guingamp. Sans remonter en détail jusqu’aux puissants Osismes et leurs monnaies d’or (en témoigne le fameux trésor de Guingamp : 58 statères et 487 quarts de statère enfouis vers 60 avant JC), rappelons que Guingamp était, avec Nantes, Rennes et l’énigmatique Quemperli (Quimper ou Quimperlé, les historiens hésitent, ce n’est pas moi qui trancherais), le siège de l’un des quatre ateliers monétaires connus dans la Bretagne des XIème et XIIème siècles

Cette famille de banquiers lombards devenus bourgeois de Guingamp, les Morelli, donnera à l’évêché de Tréguier son 27ème évêque, ou le 48ème selon la chronologie retenue. En effet, l’évêché de Tréguier a été créé en 1032 mais ses évêques revendiquaient une origine en 848, date de la fondation de l’archevêché de Dol. L’hagiographie de saint Tugdual, fondateur d’un monastère avant 555, a servi à légitimer cette revendication d’ancienneté.

Le personnage de Pierre Morell focalise sur lui des histoires multiples que son histoire personnelle permet de visiter.

  

Pierre Morell, bourgeois de Guingamp, 1328-1401

 

Mais, qu’est-ce qu’un bourgeois au XIVème siècle ?

Le bourgeois comme son nom l’indique est celui qui habite un bourg. Mais encore ? À l’origine, le terme de « bourgeoisie » désigne l’ensemble des habitants d’un bourg (les bourgeois), agglomération créée à côté d’une cité épiscopale, auprès d’un monastère ou d’un château, et initialement dévolue à l’artisanat et au commerce. Il s’applique à une forme de vie passée non plus sur le domaine seigneurial mais à la ville. Le terme burgensis, dérivé de Burg (« place forte », en allemand), est attesté pour la première fois dans une charte de l’an 1007, et passe peu à peu dans le langage courant.

Mais la bourgeoisie, c’est aussi le droit, et les robes noires des légistes qui entourent le roi et sa cour. Le renforcement progressif des États au XIVème siècle entraîne le développement de leur appareil administratif. Les institutions monarchiques se spécialisent et font appel aux compétences des lettrés et des juristes formés au droit romain, théoriciens d’un pouvoir absolu et centralisé. Ce qui ne manque pas de heurter les institutions ducales, autonomes.

À Guingamp, il y a la ville close dans ses remparts, intra-muros ; et les faubourgs. L’époque que nous évoquons, le siècle qui s’écoule entre 1300 et 1400, s’inscrit dans la période allant du XIème au XVème siècle, lors de laquelle Guingamp fut une ville bretonne particulièrement importante. Outre les trois églises de Notre-Dame, de la Trinité et de Saint-Sauveur mentionnées dans une bulle du pape Calixte II datée du 4 décembre 1120, la ville, protégée derrière ses remparts, possédait, à l′instar de nombreux centres urbains actifs de l′époque, plusieurs faubourgs : le faubourg Saint-Sauveur, dont l′église fut érigée en abbaye en 1123 ; le faubourg Sainte-Croix, dont l′abbaye fut fondée vers 1134 en faveur des chanoines augustins par le comte Etienne et sa femme Havoise ; le faubourg de la Trinité possédant une église dès 1152 ; les faubourgs de Montbareil, Saint-Michel et Saint-Martin ayant chacun leur église. Lieu de résidence privilégié de Charles de Blois et de Jeanne de Penthièvre, Guingamp devint au cours du XIVème siècle le centre névralgique de l′apanage de Penthièvre. Au cours de cette période, dès 1380, la ville fut dotée d′un procureur et receveur des bourgeois et d′une communauté de ville dont la puissance politique et économique s′est affirmée au XVème siècle, au point de concurrencer le pouvoir ducal.

À partir des XIème et XIIIème siècles, des privilèges et des franchises sont accordés aux habitants des villes, donnant naissance à un adage : « L’air de la ville rend libre. » Comme la ville est entourée d’une enceinte, contre laquelle s’appuient les maisons, les bourgeois s’y sentent en sécurité. Aux XIIIème et XVème siècles, la ville se définit par son rôle économique, qui appelle des types de maisons particuliers dont les maisons de marchands qui donnent sur la rue par leur mur pignon et ont une boutique au rez-de-chaussée. D’où la formule « avoir pignon sur rue ».

La variété des demeures urbaines est remarquable. Toutes les maisons de ville ne sont pas dédiées au commerce. Autour des cathédrales, dans les cités, les gens d’Église logent dans des « maisons canoniales » ou maisons de chanoines, au cœur d’un quartier réservé protégé par un mur. Les marchands en déplacement louent des demeures à des marchands sédentaires ou vont vivre à l’auberge, autre type très répandu d’habitation urbaine.

Les maisons de ville possèdent parfois des étables et des granges, car la vie urbaine se mélange avec la vie rurale. D’autres demeures, appelées hôtels, sont construites pour la noblesse ; elles font couramment de six à douze pièces distribuées autour d’une cour centrale dotée d’un puits privatif.

D’autres encore ne sont que des immeubles de rapport, destinés à la location. C’est là que les jeunes travailleurs sans famille louent une pièce dépourvue de tout confort. Sans eau, sans cheminée pour faire chauffer leur nourriture, sans place pour stocker de la nourriture, ils sont obligés de prendre leurs repas ailleurs que chez eux, dans les innombrables auberges ou tavernes qui caractérisent aussi la ville.

La ville de Guingamp se développe d’une manière aléatoire, les règles d’urbanisme que nous connaissons n’existent pas. Il faut cependant disposer de capitaux conséquents pour faire construire ou acheter une maison de ville… Au regard des exonérations consenties par le pouvoir ducal, Guingamp pouvait être considérée comme un « paradis fiscal » et je reprends cette comparaison à Hervé le Goff, page 151 de son livre sur l’histoire de Guingamp.

Propriétaire de plusieurs biens et banquier négociant directement avec Charles de Blois, Comte de Penthièvre et Duc de Bretagne putatif, Guillaume Morelli le grand-père de Pierre Morell, est de fait un bourgeois important et incontournable de la ville de Guingamp.

 

Et, qu’est-ce qu’un banquier au XIVe siècle en Bretagne ?

Nous devons à Yves Coativy, une étude remarquable, « La monnaie des ducs de Bretagne de l’an mil à 1499 » éditée aux Presses Universitaires de Rennes en 2006. L’auteur y montre la progression de la monétarisation de l’économie ainsi que l’évolution parallèle des ateliers et de l’administration ; la théorie monétaire et l’historique de l’administration bretonne sur l’ensemble de la période ducale ; et enfin, le monnayage de la guerre de succession et des Montfort. La guerre civile, avec ses particularités : monnayage Anglo-breton, imitations royales, monnayages rivaux entre les deux compétiteurs que sont les maisons de Dreux et de Penthièvre…

Au début du XIIIème siècle, dans un contexte de développement du commerce de l’argent qui remplace celui des échanges, des prêteurs sur gages juifs sont présents un peu partout en Bretagne, sous la responsabilité d’un sénéchal. Mais, ainsi qu’en témoigne le pogrom dont les Juifs sont victimes en 1236, en Bretagne et en Poitou, ce commerce de l’argent suscite des rancœurs attisées par une certaine interprétation de la Bible. Et c’est dans un esprit de croisade que Jean Ier décidera en avril 1240 de les chasser, à la demande des évêques et des barons. S’ensuivra une autre mesure au bénéfice unilatéral des emprunteurs : les dettes sont supprimées, les terres hypothéquées et les gages sont libérés… Mais, la nature ayant horreur du vide, la place de changeur/monnayeur est rapidement comblée par des Lombards à Nantes, Guingamp, Rennes, Dinan, Quimper (?), … Dans la foulée, la réputation d’usuriers des Lombards prend la place de celle des banquiers juifs. Ainsi, en mai 1296, l’enquête du vicomte d’Avranches en Bretagne amène à l’arrestation à Quimper du Lombard Banguel Malclavel accusé d’avoir coulé un bateau, après en avoir volé et vendu la marchandise à son profit. Ses origines lombardes en font le coupable idéal…

« Nous ne connaissons pas – nous dit Yves Coativy- le statut du Florentin Bonin Gui, que le duc de Bretagne Arthur II envoie en Italie en 1306 chercher des monnayeurs. Cependant, la première mention de banque apparaît peu de temps après, en 1319 dans un acte qui concerne Guingamp. Leur simple présence dans cette ville indique que le marché local intéresse les grands manieurs d’argent. Bonacorso Morelli et Gorio Binaccio représentent en Bretagne la banque Bardi de Florence. Le duché affirme alors sa place dans le grand commerce international… »

Ce passage souligne l’importance de Guingamp dans l’histoire bretonne de la monnaie et du commerce d’argent. Pour l’anecdote, le mot monnaie vient du nom de la déesse romaine Juno Moneta, car c’est dans les dépendances de son temple que les Romains avaient installé un atelier pour frapper les deniers de l’Empire.

 

Importance des évêques au XIVème siècle

Le XIVème siècle en Europe occidentale marque le début du Moyen Âge tardif.

Cette longue période de mille ans (476-1492), entre Antiquité gréco-romaine et Renaissance, traîne encore ce boulet d’une image mensongère tissée de violence et d’obscurantisme. Malgré le dénigrement constant du Moyen Âge par l’historien Jules Michelet et nos manuels scolaires, une première réhabilitation de cette période fondatrice de notre civilisation est apparue avec les romanciers du XIXème siècle, Walter Scott et Victor Hugo en tête avec Ivanhoé (1817) et Notre-Dame de Paris (1831).

Le Moyen Âge bénéficie aujourd’hui de l’engouement ludique pour les châteaux forts, les reconstitutions médiévales, les comédies musicales, les jeux vidéo et les séries télévisées populaires telles que Game of Thrones. Aujourd’hui, le « médiévalisme » a le vent en poupe. L’étrangeté de la situation tient à ce que l’un n’efface pas l’autre : l’opinion publique alterne entre l’ombre et la lumière, la répulsion et la fascination pour l’époque médiévale.

En Europe occidentale, le XIVème siècle est considéré comme la mort du Moyen Âge et la naissance de la société dite d’Ancien Régime, caractérisée par le passage d’une économie féodale au capitalisme, une société des monarchies autoritaires devenant des monarchies absolues précurseurs des Etats modernes. La féodalité évoluera mais ne disparaît pas vraiment avant le XIXème siècle.

En ce XIVème l’Église, qui affectait au commerce, et pire encore au commerce d’argent, un caractère honteux relevant du péché grave qu’est le lucre (soif du gain, usure), se met par force à composer. Les changeurs et prêteurs, ancêtres des banquiers deviennent en ville des personnages sociaux moralisés et certains versent aux œuvres de bienfaisance et en achat d’indulgences, en compensation des libertés qu’ils prennent avec l’interdit de l’Église sur l’usure.

Se coulant dans l’organisation territoriale précédentes de populations celtes, l’Eglise médiévale s’est construite d’abord à partir de structures locales, la paroisse et l’évêché, avant de devenir un ensemble centralisé autour de la personne du pape. C’est dire l’importance de l’évêque qui, dans sa cité, est la base de la vie religieuse. Dans le cadre de son diocèse, l’évêque dirige la communauté des fidèles, et veille sur l’accomplissement des rites chrétiens.

À l’origine, l’évêque est le seul à dispenser le baptême avant que ce pouvoir ne soit délégué aux prêtres des paroisses. De fait, ses fonctions religieuses nécessitent des ressources qu’il tire des biens et revenus constituant le temporel de son église : l’évêché.

Je rappelle que le Moyen Age ignore nos distinctions contemporaines, et la frontière entre ce qui nous paraît religieux et ce qui ne l’est pas, y est perméable.

D’abord, parce que beaucoup de domaines touchent de près ou de loin au religieux : depuis le pouvoir politique, exercé par des princes sacrés et tenant leur légitimité de Dieu, jusqu’à la vie quotidienne, rythmée par le calendrier liturgique chrétien, en passant par la vie individuelle, dont la fin ultime ne doit être que le salut de l’âme.

Encadrer les chrétiens, dispenser les sacrements, est donc également une tâche d’administration, aussi justifiée que l’exercice de la justice ou la garantie de l’ordre public. Veiller à ce que chacun puisse faire son salut est une mission d’ordre public, peut-être la plus éminente pour les hommes de ce temps.

L’évêque est donc bien plus qu’un chef religieux. Il détient un pouvoir considérable, non seulement du fait des prérogatives de sa charge, mais aussi parce que, souvent, c’est un grand personnage, issu d’une puissante famille de notables urbains ou d’aristocrates. Au début du Moyen Age, les royaumes romano-germaniques qui, en Occident, prennent la suite de l’Empire romain, s’appuient sur les évêques comme rouages, à l’égal des comtes, des administrations locales. Être évêque, c’est aussi exercer de hautes fonctions publiques, lever l’impôt, convoquer l’armée, rendre la justice.

Nulle surprise donc devant le fait de voir Pierre Morell, bourgeois important de Guingamp, être consacré évêque de Tréguier.

 

Les Morell impliqué dans le procès en canonisation de Charles de Blois

Les débats sanglants d’aujourd’hui, 2025, pour savoir qui sera le futur patron du PS ou qui sera le candidat unique de la gauche nous donnent une idée de l’ambiance qui régnait à l’occasion du choix d’un nouvel évêque ou de la canonisation d’un nouveau saint.

L’affaire dont il est question ici est celle de l’inscription de Charles de Blois au martyrologe des saints de l’Eglise. C’est aussi cet objectif que le gardien et le couvent des cordeliers de Guingamp avaient fixé à Raoul de Kerguiniou le 5 novembre 1371, lorsqu’ils l’avaient choisi comme procureur. Raoul s’attelle à cette tâche avec acharnement : il est ainsi présent à Avignon, où siègent les papes, au cours de l’été 1372 pour la réception des actes du procès d’Angers et aussi pour contrer les manœuvres d’un certain « maître Jean » –délégué de Jean IV, petit rappel des guerres de succession perdues par Charles de Blois – qui fait son possible pour empêcher la clôture de l’enquête.

Or, la famille Morelli, Morel ou Morell est bien implantée à Guingamp. Ainsi, Raoul de Kerguiniou lors de son déplacement à Avignon, a à ses côtés un Cordeliers nommé Johannes Morelli, alias Jehan/Jean Morell, frère mineur du couvent de Guingamp et parent de Pierre Morell, futur évêque de Tréguier.  Et nous savons que Pierre Morell avait un frère nommé Jéhan. La présence de ce Johannes Morelli est signalée à plusieurs reprises lors de la réception de l’enquête angevine.

Jean Morell est aussi signalé comme témoin, lors de la relation d’un miracle, et l’un des notaires requis par les frères mineurs pour consigner les récits de miracles se nomme Pierre Morel le jeune, recteur de l’église paroissiale de Pluzunet, lié à un autre Pierre Morel, sénéchal, présent le 5 avril 1369 lors de l’enregistrement du témoignage d’un miraculé. Les actes de l’enquête angevine mentionnent aussi un Alain Morel et un Guillaume Morel.

La famille Morel ou Morell est bien implantée à Guingamp, les actes de l’enquête angevine mentionnent aussi un Alain Morel et un Guillaume Morel… La famille des Morelli s’est bien intégrée et occupe des fonctions importantes.

Dans ce procès en canonisation, mentionnons la figure d’Éven Bégaignon, dominicain, évêque de Tréguier (1362-1371) et blésiste convaincu. Par blésiste entendons partisan de Charles de Blois. Il jouera un rôle déterminant dans l’essor de la nouvelle dévotion à Charles de Blois. C’est en sa présence, le 6 juin 1367, que les tabellions guingampais procèdent au premier enregistrement d’un prodige : en tant qu’évêque, il décide à cette occasion, d’accorder quarante jours d’indulgence « à ceux qui prieraient Dieu pour Charles de Blois et pour la révélation et la multiplication de ses miracles ». L’évêque, comme pour montrer l’exemple, témoigne lui-même, le 1er août 1367, d’une guérison qu’il avait obtenue le 19 juillet précédent par l’intercession du comte de Penthièvre, et se fait partout l’avocat du prince défunt…  Cet engagement partisan permet aussi de nuancer l’idée d’un clivage des ordres mendiants et des cordeliers contre les jacobins qui aurait recoupé l’opposition Blois/Montfort. La situation est en effet plus complexe : les choix politiques individuels transcendent parfois la rivalité entre les ordres religieux.

 

Pierre Morell, évêque de Tréguier de 1385 à 1401

La dialectique entre Tréguier et Guingamp est sobrement définie par Hubert Guillotel, historien : « Face à Tréguier, siège de l’évêché, Guingamp faisait figure de capitale comtale en Trégor. »

Contrairement à Lamballe, Guingamp serait bien plus ancien que son apparition dans les sources le laisserait penser. La cité est dite capitale du Trecoria, et avait été édifiée sur l’axe des voies du Bas-Empire romain à l’endroit où elles bifurquaient vers Lannion au nord, Morlaix et Brest à l’ouest, vers Rostrenen et vers Quintin. En outre, l’occupation humaine antique de Guingamp est confortée par la découverte de monnaies et d’ateliers de poteries Osismes, un peuple celte cité dès le Ve siècle avant J.-C. par le navigateur carthaginois Himilcon.

En 1123, la cité disposait déjà d’un bourg castral important avec des bourgeois et des moulins. Elle ne possédait pas moins de trois sanctuaires et d’un atelier monétaire. Son château dit la motte au comte mentionné en 1152 doit être distingué du castrum, correspondant probablement à la basse-cour où était implantée la première agglomération.

« Les sources sont extrêmement discrètes sur le contrôle militaire que les Comtes de Bretagne pouvaient exercer sur les cités épiscopales de la principauté. Il a été vu toutefois que Geoffroy Boterel Ier résidait à Dol vers 1084 et devait y périr quelques années plus tard. À la même époque, l’évêque de Tréguier reconnaissait le fils aîné du comte Eudes comme son dominus.

S’ils n’invoquèrent plus un tel rapport de soumission, ses successeurs conservèrent des liens étroits avec les Eudonides. Peut-on en conclure que Tréguier était protégé par une forteresse comtale ? Un Judicaël de Tréguier appartenait à la cour du comte Eudes dès 1056/1057. Un siècle plus tard, le comte Henri donnait sa maîtresse en mariage à son baron le prévôt de Tréguier. Dans ce diocèse, Henri d’Avaugour tenait de son père, outre Guingamp, Lannion et Belle-Isle, « l’autre terre de Tréguier ». Cette mention pourrait signaler l’emprise d’Alain de Goëlo sur une partie de la cité épiscopale ou de ses environs immédiats. Toutefois, les lieux ne semblent pas avoir conservé la trace de cette éventuelle résidence comtale. » est-il évoqué par Stéphane Morin dans « Trégor, Goëlo, Penthièvre, le pouvoir des ducs de Bretagne du XIème au XIIIème siècles ».

Sous son épiscopat, Pierre Morell contribua à l’achèvement de l’édification de la cathédrale de Tréguier dont la construction entreprise en 1328 avait été interrompue par la guerre de Succession de Bretagne (1341–1365). Il fut aussi l’artisan d’un gigantesque chantier naval et militaire dans la même ville.

Pierre Morell est nommé évêque de Tréguier en 1385, en raison également de sa grande érudition et du souci qu’il avait de mettre en œuvre les recommandations des conciles depuis celui de Latran en 1178, à savoir, de pourvoir à l’éducation des pauvres, éducation religieuse bien sûr, et de pourvoir dans les églises et les monastères des fonds destinés à l’entretien d’un maître d’école.

Ainsi, Pierre Morell financera sur ses propres deniers, et avec d’autres mécènes, une bibliothèque confiée aux Cordeliers de Guingamp. Ces derniers, comme les Dominicains, un autre ordre mendiant, furent des foyers d’enseignement et de culture, chargé de l’éducation de leurs religieux ; des lieux ouverts aussi aux laïcs de Guingamp ou de passage.

Par ailleurs, sous l’impulsion et le financement de Pierre Morell, l’église Notre-Dame de Guingamp hébergera une autre bibliothèque composée de vingt-cinq ouvrages, cette bibliothèque est à comparer aux vingt-sept titres de la bibliothèque de Saint-Nicolas de Nantes et aux trente livres de l’église Toussaints de Rennes. Ces trois bibliothèques épiscopales étaient les plus importantes de Bretagne et il faut imaginer le prix de tels ouvrages entièrement rédigés à la main, avec ou sans enluminures, avant l’arrivée de l’imprimerie. Elles révèlent aussi une réelle demande locale en termes d’accès à la lecture et les aptitudes intellectuelles et de discernement pour s’en servir avec profit. Aujourd’hui, les choses n’ont pas changé : nous avons accès à des savoirs encyclopédiques, mais qu’en faisons-nous ?

 

La question des prééminences

Les prééminences dans les églises furent une des distinctions pour lesquelles certains se montrèrent orgueilleux et procéduriers. Pendant trois siècles, combien de démarches de notaires ou d’avocats à propos de vitraux, d’escabeaux et d’enfeus ?

À Notre-Dame de Guingamp, les prééminences se distinguaient en trois catégories :

  • La chapelle prohibitive, avec vitraux et enfeus: deux familles possédèrent seules cet honneur suprême, à côté des Penthièvre, seigneurs fondateurs de l’église (Presque tous les petits autels étaient dus à la munificence de quelque famille, jalouse de manifester avec une certaine ostentation sa piété envers un ou plusieurs Saints du Paradis ; mais cela ne conférait aux donateurs aucun droit de prééminence) ;
  • Le droit de banc ou d’escabeau, qui devint fort étendu dans les derniers temps, et qui ne pouvait être concédé qu’en vertu d’une délibération de la communauté de ville, approuvée par le duc de Penthièvre ;
  • Enfin, le droit de tombe, que tout le monde pouvait revendiquer moyennant une aumône, assez conséquente toutefois, et qui était concédé par les seuls gouverneurs de l’église, sans le concours de qui que ce soit. (Dès le XIVème et le XVème siècle, nous trouvons des couteliers, des maréchaux, des couvreurs, traitant avec les gouverneurs pour leurs tombes à Notre-Dame. Mais divers arrêts du Parlement de Bretagne, des 16 août 1719, 21 avril et 12 juin 1758, confirmés par déclaration du roi du 15 mai 1776, vinrent interdire pour des raisons d’hygiène, l’inhumation des particuliers non prééminenciers dans les églises).

Par ailleurs, une coutume s’était établie que si quelqu’un était malade, ses amis et ses proches fissent pour lui, dans l’église Notre-Dame, une neuvaine non interrompue. Les groupes bivouaquait littéralement, jour et nuit, dans l’église et ne faisait pas qu’y prier, transformant parfois cet espace sacré en maison de plaisirs… À tel point qu’en 1388, Pierre Morel, évêque de Tréguier, publia une défense sévère au dos de laquelle il est écrit que, joignant son autorité à celle de l’évêque, « la court dicy a deffandu sur paines graves que null ne face novesnes pour maladie, de nuyt à ceste églisse de Nostre–Darne de Guigamp ». Les abus interdits et empêchés, il faudra tout de même attendre trois siècles, en 1662, pour que Messire Jacques Poences, vicaire de Guingamp, fonde dans l’église Notre-Dame de Guingamp, la Confrérie des Agonisants, dont le fil rouge des statuts oriente l’action de la confrérie vers la charité au bénéfice des grands malades et incurables. Pour autant, chassez le naturel et il revient au galop : Pitre-Chevalier écrit en 1844 qu’« au pardon de Notre-Dame du Bon-Secours, on gagne cinq cent jours d’indulgence en passant une nuit sur la terre nue ; hommes et femmes s’y couchent pêle-mêle, et la dévotion dégénère en orgie. »

Toujours en cette année 1388, le 28 juillet précisément, l’évêque Pierre Morell fonde la chapelle Saint Jacques dans la partie sud de l’église Notre-Dame. Cette chapellenie est dotée de cent cinquante sols de rente, chargée de trois messes hebdomadaires, et le sacristain de Notre-Dame en est titulaire, de droit. C’est là dit-il « j’ai esleu ma sépulture, là où un entre mes frères aisnés et autres de mes parens sont ensevelis… » Cette chapelle Saint Jacques et dite aussi chapelle de la Trésorerie, au-dessus, se réunissaient les bourgeois de Guingamp pour gérer et améliorer autant que faire se peut la vie quotidienne des habitants de la cité. Plus tard s’y trouveront une secrétairerie édifiée en 1570 et voisine de la salle de la communauté de ville plus tardive, du début du XVIIème siècle. Pierre Morell l’évêque sera enterré en cette chapelle après son décès et ses obsèques. L’enfeu sera sculpté la même année, en 1401. Dans cette chapelle, près de l’orgue actuelle, à deux mètres de hauteur sur un pilier, un phylactère nous donne un conseil intemporel : « Quidquid agas, sapientas ages et respice finem », autrement dit, « Tout ce que tu fais, fais-le avec sagesse et pense au but à atteindre. »

L’enfeu fut très endommagé à la Révolution française. Il montre aujourd’hui Pierre Morel, décapité par les révolutionnaires, vêtu de ses ornements pontificaux. Au fond, on distingue saint Tugdual, l’un des Sept saints fondateurs de la Bretagne et premier évêque de Tréguier ; et constituant du sceau de Mgr Morel. Deux femmes présentent le prélat agenouillé devant la Vierge et l’Enfant Jésus. À la clef de voûte, on discerne à peine son écusson avec armes d’argent et léopard de gueules.

Vous trouverez des descriptions plus techniques et détaillées dans le fascicule 36 des Amis du patrimoine de Guingamp.

 

 

L’enfeu de Pierre Morell

 

 

Mona Braz (mai 2025)

 

 

 

 

SOURCES

  • Archives départementales des côtes d’Armor : liasse E3430.
  • Hubert GUILLOTEL : Les origines de Guingamp – article de 22 pages publiés en 1979 dans Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne
  • Sigismond ROPARTZ : Guingamp : études pour servir à l’histoire du Tiers-Etat en Bretagne. Éditions De La Tour Gile, 1999 – réédition de l’ouvrage de 1859
  • Hervé LE GOFF : Les riches heures de Guingamp des origines à nos jours – Editions La Plomée, 1996
  • Annaïg SOULABAILLE : Guingamp sous l’Ancien Régime – PUR 1999
  • Benjamin JOLLIVET :  Les Côtes-du-Nord, histoire et géographie de toutes les villes et communes du département. Editions Jollivet, 1854
  • Martin AURELL : Dix idées reçues sur le Moyen Âge (Essai/Lattès/Champs, 216 pages, 2023)
  • Yves COATIVY : La monnaie des ducs de Bretagne, de l’an mil à 1499 – préface de Jean KERHERVE – PUR 2006
  • Yves GALLET – Tréguier cathédrale Saint-Tugdual et basilique Notre-Dame de Guingamp – Publié dans les actes du colloque 2018 de la Société Française d’Archéologie.
  • Stéphane MORIN :   Trégor, Goëlo, Penthièvre, le pouvoir des ducs de Bretagne du XIème au XIIIème siècles – Presses universitaires de Rennes, 2010

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