L’hôtel des monnaies, 21 rue Notre-Dame
Par M. Jean-Pierre COLIVET
Il est de jolis bijoux dissimulés à la vue de tous dans la belle ville de Guingamp. Par exemple, que se cache-t-il derrière la vilaine grille métallique située entre la boulangerie et le studio photo de la rue Notre-Dame, au numéro 21 ? Tout un chacun a déjà essayé de regarder ce qui se trouve au bout de ce long boyau mais sans succès. Alors, allons rue Théodule Ribot par où l’on devine un des pignons importants de la bâtisse, ou encore essayons de l’apercevoir depuis la cour arrière d’un magasin, située du côté de l’échiquier (square Albert Lissillour, ancien maire de 1989-1995). Sans succès également. Alors, qu’en est-il ?
Description (d’après Mme Toulet)
On accédait à cette demeure par une entrée composée d’une grille métallique à deux battants, encadrée de petits murets de pierre, eux-mêmes surmontés d’une grille. De là, par une cour pavée, au bout de quelques mètres, on se trouvait devant une façade exposée au midi, longue de 27 mètres, haute de 11 mètres dans la partie centrale et de 14 mètres pour les deux pavillons qui l’encadrent, l’un à l’est l’autre à l’ouest. Le tout est coiffé, au centre, d’un toit à double pente portant de hautes lucarnes sculptées, de toits à quatre pans pour les pavillons latéraux, le tout hérissé de hautes cheminées.
L’entrée de l’immeuble, légèrement décalée vers l’ouest, se fait au-dessus de trois marches de granit par une porte encadrée de pierres de taille, surmontée d’un orgueilleux fronton. L’ensemble à les caractéristiques d’un immeuble de la première moitié du XVIIe siècle.
Cette belle bâtisse s’est appelée Hôtel des monnaies, du cheval blanc, de l’Empereur, des Voyageurs… Maintenant remontons le temps…
L’Hôtel des monnaies
Une tradition existe selon laquelle un Hôtel des monnaies aurait existé dans les parages de notre demeure. Afin d’assurer leur volonté d’indépendance vis-à-vis du royaume de France, les ducs de Bretagne ont alors frappé leur propre monnaie de cuivre, de bronze, d’argent et même d’or à certaines époques. Ce fut en particulier le cas de Charles de Blois (1319-1364). Il est donc tout à fait vraisemblable qu’il y ait eu à Guingamp, à cette époque, un atelier monétaire de moyenne importance, office ducal, certainement habité par Pierre Morelli-Morell. La frappe des monnaies cessa sous Jean V, donc avant 1450.
Une période de transition
Au XVIe siècle, l’ « Âge d’Or de la Bretagne », période où règne la paix et la prospérité, on voit nombre de marchands s’enrichir dans le commerce, acheter des biens fonciers… en vue d’accéder à la noblesse au moins de robe (dans la France de l’Ancien Régime, la noblesse de robe rassemble tous les nobles qui occupent des fonctions de gouvernement, principalement dans la justice et les finances.) L’un d’eux, Gilles Juhel, maire en 1592 achète entre 1587 et 1640 les terrains et les maisons situées dans l’espace compris entre la rue Notre-Dame et les remparts. En plus, il achète « une vieille maison, étables, mazières (masures) et issues derrière » situées sur la rue Notre-Dame pour la somme importante de 400 écus sol. Serait-ce l’ancien Hôtel des monnaies ? Il y accolera en 1605 deux petites maisons et cabaret attenant donnant sur la rue avec cour, puits, écurie et autres édifices pour la somme de 2 500 livres tournois. Il achètera encore beaucoup d’autres biens…
L’Hôtel du cheval blanc puis de l’Empereur (1644-1780)
Le temps passe… Yves de Krémeur achète à son tour, entre 1644 et 1649, un ensemble de maisons, cours et jardins pour 1400 livres. Parmi ses proches voisins se trouve la dame douairière du Roscoët. Dans les biens achetés figure l’ « Hôtel du cheval blanc » dont le nom est attesté en 1669. Mais un hôtel accueillant et « logeant à pied et à cheval » n’a pas pu se contenter de logements vétustes. On y comptera 11 « chambres à feu » et leurs « huisseries » à « carrées de taille ». Une d’entre elles, au second, il est vrai, s’appelait assez drôlement « le Paradis ». La famille du Roscoët avait procédé à des démolitions et construit l’imposant bâtiment qui nous intéresse ici. En effet, les vestiges d’une rose sur le blason de la porte d’entrée évoquent les armoiries des Roscoët « d’argent à trois roses de gueules tigées de sinople ».
L’abbé Dobet en fait une description assez flatteuse dans son Histoire de Guingamp : « la ville s’enorgueillissait de l’auberge de la « Grande Maison » que gouvernait en décembre 1694, Messire de Launay et où ne dédaignaient pas de descendre les personnes « de qualité ». Mais le meilleur hôtel de la ville était incontestablement l’hôtel du « Cheval Blanc », « Notre-Dame, à main droite en descendant, dont l’imposante façade se dressait, légèrement en retrait, masquée maintenant par tout un groupe de maisons d’âge varié, disparates à souhait, si malencontreusement. ». D’après notre auteur le nom de « Cheval blanc apparaîtrait pas avant 1669.
Quoiqu’il en soit, cette enseigne est en place pour de longues années. Pendant la période de Mathurine Huet, locataire en 1731, des travaux d’aménagement importants sont entrepris : cuisine avec potager (dispositif de cuissons alimentaires, antérieur au concept de cuisinière. Il était utile pour des cuissons élaborées – mijotage, etc. – et facilitait une surveillance continue) ; boulangerie, charbonnerie…
En 1734 l’hôtel est vendu à Guillaume Delpeuch demeurant à Châtelaudren pour la somme de 14 000 livres. Comme pour tous les propriétaires précédents, il versera chaque année une rente de « 30 sols monnaie à l’Hôtel Dieu de la ville ».
À la Saint-Michel 1759, Pierre Le Deüc et Marie Cocherel son épouse prennent bail pour neuf ans des biens de Guillaume Delpeuch. A l’inventaire de la location on y découvre que la cave principale possède un soupirail. Par celui-ci, sur un poulain, on pouvait descendre aisément les barriques de vin exemptées de droit de billot (droits sur les boissons alcoolisées) En effet, les ducs de Bretagne avaient affranchi et exempté du devoir de billot ladite maison et ceux qui y vendraient du vin en détail…
Pierre Le Deüc décèdera en 1783 et sa veuve continuera à tenir l’hôtel avec ses enfants. Une nouvelle écurie sera construite. Vers 1780, l’hôtel changera de nom et deviendra l’Hôtel de l’Empereur !
En 1789, madame Le Deüc a de plus en plus de mal à tenir l’activité de l’hôtel. Avec son gendre, elle négocie avec Gilles Bonté de Brest. On y découvre dans l’inventaire la description approfondie du jardin. Ce sont surtout des arbres fruitiers, à savoir vingt pêchers, deux brugnoniers, sept abricotiers, cinq poiriers contre les murs ouest et nord. Contre les murs on notera la présence de quatre grandes vignes et des plans encore improductifs (moins de trois ans). Des deux côtés de la grande allée trente poiriers en éventail. Plus douze pommiers en éventail, soixante-deux en boule, vingt-cinq pruniers, deux cerisiers. Pour les légumes on notera un grand carré et deux planches d’asperges, un carré d’artichauts… Les plates-bandes sont garnies de framboisiers et de plans d’osiers, les bordures sont bien garnies de fraisiers…
A partir de 1789 madame Le Deüc n’est plus hôtelière mais reste maître des Postes. L’Hôtel des Voyageurs est alors tenu par le sieur Bonté. Au recensement de 1796, devenu propriétaire, on apprendra que l’hôtel possède 11 pièces à cheminées. C’est l’un des plus grands hôtels de la ville. Il emploie par ailleurs trois domestiques.
L’hôtel des Voyageurs (1791-1834)
Le 25 fructidor an II, la veuve Le Deüc, devant la dégradation catastrophique du service des Postes (réquisition des chevaux, mauvais état des voitures…), a dû renoncer au titre de « maître des postes ». Elle cédera les écuries au sieur Bonté son voisin. Ce sera source de litiges liés à la salubrité entre lui et le sieur Souvestre.
En 1817, les voisins de l’hôtel intenteront des procès car des fenêtres surplombent une terrasse et un jardin ou bien que Mme Bonté se permet de jeter des immondices dans la propriété voisine… Ou encore un problème lié à des roses qui mettent Mme Bonté en convulsion [sic]… et comme elle ne taille pas ses arbustes placés en espaliers sur un mur voisin elle aura plusieurs citations à comparaître. Et puis certaines fenêtres ne sont pas dormantes ou garnies de barreaux de fer…
Après le décès de l’hôtelière, aucun des enfants Bonté ne voulant faire carrière d’hôtelier il va falloir partager la propriété. L’immeuble n’étant pas partageable, il va falloir se résigner à le vendre.
La belle bâtisse sera achetée par maître Jean-François Le Calvez, avocat et notaire et par dame Marie-Françoise Richard son épouse pour la somme de 30 100 francs. De nombreux travaux seront nécessaires pour faire disparaître les traces de la période liée aux voitures de Poste. L’entrée de la cour sera remaniée, une pompe à eau installée pour les habitants des maisons voisines (servitude)…
Les dernières modifications (XIXe-XXe siècles)
Après les décès de Mme Le Calvez en 1848 puis de M. Le Calvez en 1880, leur propriété revient à leurs deux filles Élisa et Francine, épouse Le Lepvrier. Ces derniers ont deux fils et une fille épouse Éparvier. En 1903, cette dernière, veuve, devient après le décès de sa mère (1901) et de sa tante (1903) cohéritière avec ses deux frères.
Après arrangement entre les héritiers, M. Le Lepvrier vendra à peu près la moitié du jardin ce qui correspond globalement à la parcelle occupée par l’actuelle Caisse d’épargne. Mme Éparvier conserve la plus grande partie de la maison, la cour devant (avec puits dedans) et l’autre moitié du jardin sans issus vers l’arrière.
En 1909, elle propose à la ville de Guingamp de lui céder gratuitement le puits et la pompe inclus dans sa propriété où tout le monde venait puiser ! La ville refuse parce qu’elle n’est pas propriété exclusive de Mme Épervier et que la ville envisage l’installation d’un service d’eau…
Mme Épervier décède en 1918 et ses frères vendront le n°21 et ses dépendances à M. et Mme Classe, propriétaires du n°27.
Et maintenant ?
Notre belle et fière demeure du passé fait maintenant grise-mine d’autant plus qu’elle est totalement enclavée entre la rue Notre-Dame et le Champ-au-Roy, accessible seulement par un petit boyau entre les numéros 19 et 21.
D’après la presse de mi-décembre 2018, Philippe le Goff, maire de Guingamp, « envisage un achat par la ville de cet ancien hôtel à la limite de l’état de péril. Il sera alors nécessaire de créer une servitude d’accès par l’arrière, côté Champ-au-Roy. Le temps des négociations entre la ville et l’actuel propriétaire est venu. Espérons qu’un terrain d’entente voit le jour ! »
Cette maison a une âme, c’est bien pourquoi il faut la sauver.
Jean-Pierre COLIVET
Sources
• Fascicule n°35 des Amis du patrimoine de Guingamp par Mme Simonne TOULET
• Dobet (Abbé) : Histoire de Guingamp