Venelle de l’enfer, gibet(s), Justice

Venelle de l’enfer, gibet(s), Justice

Par M. Jean-Pierre COLIVET

Lorsque l’on chemine vers le haut de la rue Notre-Dame à Guingamp, l’on peut remarquer cette petite rue qui monte vers le château de Pierre II. Son nom, venelle de l’enfer (anciennement ruelle ou rue du petit enfer) intrigue bien des visiteurs : il est très difficile de déterminer avec certitude d’où provient son nom mais il est intéressant d’essayer de la situer dans le temps et à travers les méandres de la Justice du Moyen-Age et de l’Ancien Régime.

A la fin de cet article figurent d’autres exemples de rues de l’enfer.

Une définition des mots [1]

Les Enfers : lieux souterrains où les Grecs et les Romains croient que les âmes résident après la mort (par exemple : Orphée & Eurydice ; Héraclès…) Séjour des morts, avant le christianisme. Lieu de supplices. Lieu où l’on souffre, où l’on tourmente les damnés, lieu de désordre et par extension : Démons, puissances infernales. À noter : chez les Celtes les notions à strates ou à étages de « paradis », « purgatoire », « enfer » n’apparaissent pas dans leur religion, contrairement au monde Gréco-romain (Enfers, Champs Elysées) et au Christianisme. Concernant la « phase post-mortem », le mot utilisé a le sens de « paix » (par exemple les Sidh).

Venelle : de veine & -elle : ruelle, petite veine (lat. vena sens identique avec notion de substance vitale, tels que le sang, la sève, l’eau ; indo-européen commun veis- = « couler »). Aussi virus dans le sens « sécrétion, bave… », puis « poison » ou venenum = « médecine à base de sucs ».

Origine possible du nom de cette voie

Cette venelle est attestée sur tous les plans connus de la ville de Guingamp. Elle relie le château à l’arrière de l’ancienne porte de Rennes, vaste ouvrage protégeant l’entrée est de la ville close. À partir du XVIe siècle cette porte servit comme prison de la seigneurie de Guingamp.

Il se dit que les condamnés descendaient du château pour rejoindre la prison voire pour aller au gibet situé en avant de cette porte : ils allaient expier leurs fautes en enfer. D’où cette explication « plausible » mais non attestée.

Mais pour la période d’avant le XVIe siècle cette explication ne tient pas. La prison se situait alors à proximité de l’auditoire (le tribunal) et de la cohue ou marché couvert situé place du centre donc en plein cœur de l’ancienne ville close. L’auditoire se situait à l’étage des halles. Ce lieu d’enfermement y est décrit comme étant étroit et trop peu sûr. C’est pour cela que la prison sera transférée en haut de la rue Notre-Dame : un acte de 1579 indique que ce transfert est effectué depuis plusieurs années : « Maistre Jacques destable concierge et garde des prisons, ce geaulier des prisons doit rendre la couverture desdites prisons en mesme estat quilz estoient » (Ordonnance du 26 janvier 1579 de la juridiction de Guingamp).

L’explication possible donnée plus haut quant au nom de notre venelle de l’enfer ne pourrait donc pas remontrer avant le XVIe siècle…

En 1447 les comptes de la communauté attestent d’une petite seigneurie à Kergoz, avec manoir et fourches patibulaires. À l’actuel carrefour en haut du jardin public, à Pors-an-Quen (cour des angoisses), se situait la chapelle de Bonne nouvelle dite également oratoire de Notre-Dame. L’on dit que les condamnés destinés à la pendaison y passaient leur dernière nuit avant de rejoindre les bois de justice situés en Pabu au lieu-dit actuel Parc justice. Cette chapelle disparaîtra en 1920. [5]

Alors, peut-on parler de multiples lieux où le gibet était installé ?

Plan de 1750. La halle et la ruelle y figurentRuelle, porte de Rennes et gibet au XVIIIe siècle

(Clic sur les images pour les ouvrir en grand format)

Quand on pense que cette venelle conduisait tout droit à l’école du château il y a encore peu de temps…

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Voyons maintenant, de façon très simplifiée, comment était organisée une partie de la Justice sous l’Ancien Régime. Cette organisation est extrêmement complexe et je vais tenter de dégager les principaux aspects de la justice de proximité (comme l’on dirait aujourd’hui) intitulée Justice seigneuriale.

La Justice seigneuriale à Guingamp sous l’Ancien Régime

Concernant la justice seigneuriale il existait des hautes, moyennes et basses justices. La distinction entre la compétence de chacune est généralement peu nette. Bertrand d’Argentré (1519-1590) définissait ainsi : pour les basses justices une compétence féodale, une compétence civile étendue et quelques attributions administratives ou de police ; pour les moyennes justices, il reconnaît en outre une certaine compétence au criminel, une juridiction de police plus large et une juridiction gracieuse. Enfin il réserve aux hautes justices : « Le droit de bannies et d’appropriement, la puissance de mort et connaissance des délits qui l’emporte ; le droit de confiscation et d’épaves. »

Les trois degrés de justice seigneuriale [2]

– Justice haute (ou haute justice) : le seigneur (ou plus exactement le juge seigneurial) peut juger toutes les affaires et prononcer toutes les peines, dont la peine capitale, celle-ci ne pouvant toutefois être exécutée qu’après confirmation par des juges royaux (appel obligatoire, porté devant les parlements). La haute justice jouit de la plénitude de juridiction au civil comme au pénal.

 – Justice moyenne (ou moyenne justice) : le seigneur peut juger les rixes, injures et vols. Les délits ne peuvent être punis de mort. Pratiquement, la moyenne justice joue un rôle important au civil, notamment en matière de successions et de protection juridique des intérêts des mineurs : apposition de scellés, inventaire des biens des mineurs, nomination des tuteurs, etc.

 – Justice basse (ou basse justice) : le seigneur peut juger les affaires relatives aux droits dus au seigneur, cens, rentes, exhibitions de contrats et héritages sur son domaine. Il s’occupe aussi des délits et amendes de faibles valeurs (dégâts des bêtes, injures, amendes inférieures à 7 sols 6 deniers). Il doit posséder sergent et prison afin d’y enfermer tout délinquant avant de le mener au haut justicier.

Si la seigneurie est assez grande pour qu’il y ait des vavasseurs (vassal d’un seigneur lui-même vassal), les affaires de moyenne et basse justice sont jugées par leurs soins.

À côté de cette justice seigneuriale se situe la justice ducale qui fonctionnera du XIIIe siècle à 1532 puis la justice royale qui prendra le relais de 1532 à 1789. Les sénéchaussées royales connaissaient les appels des sentences des juridictions seigneuriales de leur ressort.

Sigismond Ropartz dans son ouvrage intitulé Etude pour servir à l’histoire du Tiers-État dresse l’inventaire des juridictions qui ressortissaient à la sénéchaussée de Guingamp. Pour la haute, moyenne et basse justice il fait état de 106 lieux où elles s’exerçaient dont 28 pour la seule paroisse de Guingamp.

Organisation de la justice seigneuriale à Guingamp [3]

Les bourgeois de Guingamp possédaient jadis une juridiction connue dès 1380 qualifiée de moyenne et basse justice. Celle-ci n’existait plus vers la fin du XVIIème siècle. Cette justice ne traitait que des affaires ordinaires telles que des violences légères, des conflits de voisinage, des cas d’injures… L’originalité de cette cour résidait dans le fait que le jugement devait être exécuté dans les vingt-quatre heures. Au-delà, il perdait toute validité. La sentence prononcée, un sergent souvent recruté parmi les savetiers (cordonnier ou réparateur de vieux souliers) était chargé de l’exécuter, de percevoir l’amende ou d’effectuer une saisie mobilière de la valeur de l’amende. Le prix des amendes servait à payer à boire dans les tavernes du Trotrieux-Lambert où le justiciable venait récupérer ses biens saisis et régler la note des consommations… Au XVIe siècle, les amendes seront budgétisées. Les gages du sénéchal figureront alors au registre des comptes. Plus tard on dotera la juridiction d’un procureur fiscal. Au milieu du XVIIe siècle, lorsque Guingamp cessera d’être une place forte, cette juridiction sera remise en cause.

La prévôté de Guingamp (premier degré de la justice royale) possédait jadis un droit de haute justice qui s’étendait à la ville close, à Trotrieux-Toulquellenic et à Montbareil. Elle deviendra propriété du duc de Penthièvre, à la fin du XVIIIe siècle.

La Sénéchaussée de Guingamp (circonscription administrative, financière et judiciaire) possédait jadis un droit de haute justice avec patibulaires à quatre piliers ou fourches patibulaires.

Fourches patibulaires vers 1480
(Illustration Wikipédia)
Fourches patibulaires à Kergroadez (Brélès 29)
(Illustration Wikipédia)

On peut également citer pour les faubourgs :

Le prieuré de Saint-Sauveur possédait jadis un droit de haute justice (confirmé en 1656) qui s’étendait sur le territoire de Saint-Sauveur et le village de Kerivoalan.

Le prieuré de la Trinité possédait jadis un droit de haute justice qui s’exerçait à Guingamp.

Un prieuré est un monastère, le plus souvent subordonné à une abbaye plus importante ; il est placé sous l’autorité d’un prieur, lui-même dépendant d’un abbé plus important. On appelle également prieuré le bénéfice paroissial, c’est-à-dire le revenu d’une paroisse, principalement la dîme.

L’abbaye de Sainte-Croix à Guingamp, possédait jadis un droit de haute justice.

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Comme on a pu le voir plus haut, l’origine du nom de la venelle de l’enfer reste très floue et l’on ne peut que se perdre en conjectures…

Et ailleurs ?

Dans d’autres villes cette dénomination de « rue de l’enfer » existe également. Il faudrait voir de plus près comment ces noms ont été donnée… Mais ceci est une autre histoire. Ainsi [4] :

Le passage d’Enfer : à Paris (14e arrondissement), c’est une voie située entre le boulevard Raspail et la rue Campagne-Première. Il tire son nom de l’ancien nom du boulevard Raspail, boulevard d’Enfer (qui mène place Denfert-Rochereau). C’est le dernier reste du nom du bois d’Enfer de mauvaise réputation qui couvrait ce quartier autrefois.

Rue Bleue, (d’Enfer) : (Histoire de Paris rue par rue, maison par maison, Charles Lefeuve, 1875). « Le prolongement du boulevard Saint-Michel, dit d’abord de Sébastopol (rive gauche), a ultérieurement absorbé la rue d’Enfer jusqu’à celle de l’Abbé-de-l’Epée. L’école des Mines, qui de la rue a passé sur le boulevard, a vu s’accroître ses bâtiments ; l’ancien hôtel de Vendôme en fait toujours partie, bien que l’abaissement du niveau ait érigé son rez-de-chaussée en premier étage. Le numéro 64, qui vient après sur le boulevard, était notre 26 de la rue d’Enfer, à laquelle appartenaient aussi les numéros 103 et 105 de la voie nouvelle. Commençant : rues du Faubourg Poissonnière, 67, et Papillon, 1. Finissant : rue La Fayette, 72. Historique : s’est appelée, pendant longtemps, rue d’Enfer, par opposition avec le nom de la rue de Paradis, qu’elle rejoignait rue Saint-Lazare. C’était anciennement la ruelle des Volarnaux. Elle aurait aussi porté le nom de Saint-Lazare. Elle est indiquée sur le plan de Gomboust (1652). Un décret du 27 août 1859 avait déclaré d’utilité publique la suppression de la partie comprise entre les rues La Fayette et Cadet. Cette opération n’a pas été réalisée et un arrêté du 20 février 1911 a attribué les nos 65 et 65 bis de la rue La Fayette aux maisons qui portaient les nos 36 et 38 de la rue Bleue. Origine du nom : a reçu le nom de rue Bleue sur le désir de ses habitants. L’arrêt du Conseil du Roi du 14 février 1789 décide : « La rue d’Enfer s’appellera désormais rue Bleue ; nom qui se retiendra plus facilement que tout autre, attendu que, dans le même quartier, il y en a une qui porte le nom de rue Verte. Il y a eu quatre rues d’Enfer ; Mme Maintenon en a habité deux. Dans la rue Basse-des-Ursins, via infera elle a occupé, avec Scarron, un appartement que nous n’avons pas su y retrouver. La rue d’Enfer, via interna, n’était pas la plus jeune des quatre ; elle a passé le temps de répudier la dénomination qui rappelle que saint Louis y donna l’enclos de Vauvert aux chartreux, à la charge d’en chasser le Diable. Il parait que l’exorcisme a réussi… »

Rue de l’Enfer : Sables d’Olonne. Rue la plus étroite du monde avec 40 cm à 46 cm de large.

Rue de l’Enfer : Herblay. (XVI-XIXe) Cette étroite ruelle pavée de grès est certainement la seule à avoir conservé l’aspect des issues du village fortifié. Elle est perpendiculaire au mur d’enceinte et la porte devait être située au haut de la déclivité qui n’est pas naturelle. Son nom, comme à Paris la porte d’Enfer, proviendrait de sa matière, en fer, à moins qu’il ne s’agisse de la déformation d’enferme… C’était le passage des charrois de calcaire, de gypse ou de plâtre, de la carrière jusqu’au four à chaux et au port fluvial, également port aux vins.

Ruelle de l’Enfer : Saumur, dans la ville close. Premières dénominations : rue Denfer (Terrier de l’Aumônerie, 1452). XVIIe-XVIIIe : rue d’Enfer & cul-de-sac de l’Enfer. Ce type d’étroits passages, coupés par des marches et réservés aux piétons, était très répandu dans l’ancienne ville. Cette rare survivance est intéressante par son nom et pittoresque par son cheminement tortueux à travers les maisons médiévales. La ruelle devient à plusieurs reprises un cul-de-sac : elle est d’abord barrée par la muraille de ville (vite défoncée), ensuite par la construction de l’hôtel du Belvédère au début du XIXe siècle et aujourd’hui par une porte s’ouvrant par digicode. La forme « rue d’Enfer », assez répandue en France, vient du latin « inferius », « la rue en contrebas », qui convient dans les quartiers en forte pente. Mais ce n’est pas le cas ici. L’autre forme, le « cul-de-sac de l’Enfer », incite à suivre l’autre piste que propose J.-P. Leguay, La rue au Moyen Age, p.97, pour Châlons-en-Champagne : sur l’autre côté du parvis de Saint-Pierre débouchait la rue du Paradis ; l’humour populaire lui a opposé l’Enfer…

Rue d’Enfer : Nantes centre-ville. Part de la rue Garde-Dieu pour aboutir rue Léon-Blum, à l’angle sud-ouest de la place du Port-Communeau, et ne croise d’ailleurs aucune autre artère. Au XVIIe siècle, la rue porte successivement les noms de « rue Dieudonné » et de « rue J.-B.-Rousseau ». Selon Édouard Pied le nom actuel lui aura été donné par antithèse à la première de son ancien dénomination « rue Dieudonné ». Camille Mellinet indique qu’il y avait dans cette rue, un « Jeu de Paume de la maison d’Enfer ».

L’Enfer : Dol de Bretagne. Au n°18, derrière la maison de « La Croix Verte » dont le couloir pavé renferme un enfeu en cintre surbaissé encadré dans un arc à volutes, se trouve une belle salle romane connue sous le nom de « l’enfer ». Le nom d’Enfer viendrait de la proximité de cet atelier avec la maison voisine des patrons « Le Grand Paradis ».

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Jean-Pierre COLIVET

Notes

[1] M. Éric Juteau

[2] D’après Fontaine-Fourches

[3] Cf. www.infobretagne.com/guingamp.htm et Les riches heures de Guingamp par Hervé Le Goff, p. 133 et Guingamp sous l’Ancien Régime d’Anne Soulabaille, pp.79 et 87.

[4] D’après M. Eric Juteau. Guingamp, septembre 2014. Extrait des Périples étymologiques.

[5] D’après le fascicule n°29 des Amis du patrimoine de Guingamp, page 41.

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