LA FIN DES CAPUCINS ET DES JACOBINS DE GUINGAMP
Avant de les reprendre, le Directoire Exécutif, qui avait succédé à la Convention, fit voter par les Conseils, le 28 ventôse an IV (18 mars 1796) une loi que complète une autre loi du 6 floréal (25 avril) Les assignats étaient remplacés par des mandats territoriaux, échangés a raison de un franc par cent livres. Ils emportaient hypothèque et délégation sur les biens nationaux dans toute l’étendue de la République. Les séances d’enchères étaient supprimées. Dès qu’un soumissionnaire se présenterait, il désignerait un expert tandis que l’administration en nommerait un second. Ceux-ci estimeraient par le détail le revenu des biens convoités et en fixeraient le prix suivant leur nature, en multipliant chaque fraction de leur revenu par le coefficient 22 ou le coefficient 18. Puis l’administration départementale passerait contrat avec le soumissionnaire du prix ainsi calculé. Engagement solennel était pris de brûler les mandats au fur et à mesure des payements. Mais avant même d’être émis, alors que l’on n’avait encore imprimé que des promesses de mandats, l’effondrement de leur cours s’amorça.
Dès que la loi du 28 ventôse an IV entra en application dans le département des Côtes-du-Nord, un soumissionnaire se présenta: c’était l’un des experts qui avaient remis leur procès-verbal en janvier 1791, le notaire Maurice Herpe, assure de réaliser une excellente opération. Il choisit pour expert l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées François Anfray, tandis que l’administration désignait Thomas Penven, qui avait collaboré avec le soumissionnaire.
Ils estimèrent les bâtiments 5.490 livre», les terres 5.709 livres et les arbres fruitiers 76 livres, ce qui procura un total de 11275 livres. Cette évaluation, qui ne tenait aucun compte du discrédit de la monnaie, n’était pas très sensiblement supérieure à celle du 31 janvier 1791 (9.925 livres). Et le 14 thermidor (1er août 1796), Maurice Herpe reçut son contrat d’acquisition pour la somme indiquée. A cette date les mandats territoriaux, dont le cour était fixé tous les cinq jours par le Directoire Exécutif, avaient été établis depuis neuf jours, mais ne devaient parvenir à Saint-Brieuc que le 1er fructidor (18 août).
Que Maurice Herpe eût payé, au court des promesses de mandat du 1er thermidor, 5 livres un sol neuf deniers, ou au cours des mandats du 5 thermidor, 4 livres neuf sols deux deniers, il avait réalisé une affaire de premier ordre. En bonne monnaie sonnante et trébuchante », il avait eu toute la communauté de Sainte-Anne : dans le premier cas, pour 572 francs; dans le second cas, pour 502 francs 86. Encore faudrait-il s’assurer qu’il fût payé comptant, car les mandats ne cessèrent de se dévaluer.
Mais on doit tenir Maurice Herpe, qui agit tantôt seul, tantôt en association pour un spéculateur de moyenne importance, imité d’ailleurs par nombre d’autres hommes de loi.
On m’excusera d’avoir insisté sur les biens des Jacobins qui, à Guingamp, trouvèrent acquéreurs. L’occasion se présentant, j’ai pensé intéresser les lecteurs du Journal de Guingamp par l’exposé de quelques exemples capables de montrer par quels moyens des fortunes purent se constituer ou s’arrondir à l’époque révolutionnaire. Mais tous les acquéreurs ne furent pas des spéculateurs. Si ce fut le cas de Maurice Herpe, ce ne fut pas celui d’Yves Le Houerff, ni de la veuve Grimal, qui profitèrent de facilités inespérées pour se libérer d’une servitude.
J’insisterai moins sur les biens qui furent vendus en dehors de Guingamp, même sur ceux qui le furent à Ploumagoar, commune voisine de l’ancienne paroisse de la Trinité, qui, à une époque ancienne, en avait été détachée.
On vit, le 22 mars 1791, un certain Joseph Prigent et sa femme, née Marguerite Mével, après des enchères chaudement disputées et moyennant 2.525 livres, acheter la métairie Ty Lucas, à l’exception du champ Morzadec, acquit par Maurice Herpe, et le labour appelé Parc-Bisec, au bas de la rue Saint-Martin de Guingamp, dont Jean Inizan et sa femme étaient fermiers. On vit, le 19 avril, Pierre Dépasse, ancien lieutenant du premier chirurgien du roi et officier municipal de Guingamp, acquérir le convenant de Kerdel, dans la dîmerie de Trèvis, chargé d’une rente foncière et convenancière de seize boisseaux de froment, mesure de Guingamp, et de deux livres en argent.
Lorsque le prince de Dombes vint, en 1591, assiéger Guingamp, qui d’ailleurs se rendit sur les suggestions d’un capitaine angevin, traître au duc de Mercœur, il détruisît, en même temps que le couvent des Cordeliers qui trouvèrent; refuge à Grâces, celui des Dominicains (ou Jacobins) fondé vers la fin du XIIIè siècle, en 1234.
Les deux couvents ainsi détruits se trouvaient dans le quartier de Montbareil.
En attendant la reconstruction de leur couvert, pour la réalisation de laquelle les Jacobins obtinrent de la communauté de ville la disposition du tiers des revenus de l’octroi, ils furent accueillis sur la paroisse de la Trinité, dans la maison du Penquer, que Guillaume de Coëtrieux, seigneur de la Rivière, Kertaudy, Keraufret (St-Adrien), le Disquay (Bourbriac), châtelain de Saint-Michel et du Vieux-Marché, chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, qui sera gouverneur de Guingamp pour le roi, avait héritée de son père, Rolland de Coëtrieux, il n’y avait guère qu’un an. Celui-ci, qui avait épousé, le 2 août 1563. Françoise du Dresnoy dont le manoir familial s’élevait à Loguivy-Plougras, avait acquis le Penquer, en 1579, de Pierre Bizien du Lézard, qui en était le propriétaire.
Je viens d’écrire que Guillaume de Coëtrieux, qui lui, avait épousé le 5 novembre 1616, Julienne d’Augennes, fille du marquis de Poigny, et qui devait mourir quelques semaines ou quelques jours après, devait être gouverneur de Guingamp, comme son père l’était. C’est que le prince de Combes, après être entré dans la ville en avait confié le gouvernement à l’un de ses meilleurs capitaines, Claude de Kerguezay, seigneur de Kergomar en Loguivy-les-Lannion, époux de Louise de Goulaine. Celui-ci le conserva quelque temps.
Je reconnaîtrais volontiers que ce ne seraient là que des détails presque oiseux si les de Kerguezay, qui se fondirent plus tard dans les Goësbriand, seigneurs, entre autres seigneuries, de Belle-lsle-en-Terre, n’avaient joué, du XV’ au XVII’ siècle, un rôle considérable, si ces détails ne me permettaient pas d’apporter quelques menues précisions à celles plus importantes de Sigismond Ropartz dans son Histoire de Guingamp, et si les Coëtrieux n’avaient été les ancêtres du général La Fayette, par suite du mariage de Marguerite de Coëtricux, sœur de Guillaume, avec un parent éloigné, René de la Rivière, sieur de Saint-Quihouet, en Plaintel descendant lointain d’Eon de la Rivière, seigneur de Kernonain en Haut-Corlay.
Les Jacobins ne pouvaient se faire illusion : le Penquer ne leur était que provisoirement accordé. Mais ils ne se hâtèrent pas de relever leur couvent, se persuadant, avec les années qui s’écoulaient : sans que Guillaume de Coëtrieux leur eût adressé une mise en demeure, que le provisoire prenait peu à peu figure de définitif.
Aussi furent-ils aussi surpris que marris quand il eut décidé d’accueillir les Capucins.
Sigismond Ropartz nous dit que l’ordre des Capucins avait été introduit en Bretagne par le duc de Mercœur et que, en 1614, la communauté de la ville de Guingamp prit une délibération les appelait pour remplacer les Cordeliers établis à Grâces. En sa qualité de duchesse de Penthièvre, Marie de Luxembourg, veuve du duc de Mercœur, suzeraine de Guingamp donna son approbation, le 6 juillet 1615, et son gouverneur pour le roi, Guillaume de Coëtrieux, concéda le Penquer aux nouveaux arrivants.
Les Jacobins durent se résoudre à construire. C’est alors qu’ils auraient édifié le monastère de Sainte-Anne, tout auprès de l’église Saint-Martin, siège religieux d’une « paroisse microscopique » sur le chemin de Lanvollon. Ils n’allaient point tarder, dit toujours S. Ropartz, à l’absorber au peint qu’il n’en fût bientôt plus fait mention.
Pourtant je dois me poser une question et la soumettre eux lecteurs du « Journal de Guingamp » n’y aurait-il pas lieu d’anticiper de cinq années l’arrivée des Capucins et le départ des Jacobins du Penquer ? Je lis en effet dans le précieux ouvrage de M René Couffon, Répertoire des églises et chapelle du diocèse de Saint-Brieuc et Tréguier, à la page 148, au sujet de l’église Saint-Martin : « Détruite, Charles de Blois posa la première pierre de l’hôpital Saint-Martin, qui fut absorbé par les dominicains, le 12 décembre 1610. L’église, commencée à rebâtir en 1641, avait été dédiée à Sainte Anne.
Bref, le couvent des Dominicains (ou Jacobins) prit le nom de Sainte-Anne.
Je n’ai ni l’intention ni actuellement les moyens de résoudre ce problème chronologique, qui pourrait d’ailleurs en recouvrir quelques autres. De même, je n’ai ni l’intention ni les moyens d’esquisser présentement l’historique des deux | couvents jusqu’à la Révolution, persuadé que l’érudit auteur d’une histoire monumentale de Guingamp, encore manuscrite, n’a pas manqué de le réaliser avec autant de science que de conscience.
Mon dessein est beaucoup plus limité.
… Le 19 février 1790, des Lettres Patentes du roi Louis XVI, approuvant un décret du 13 de ce même mois voté par l’Assemblée Constituante, prohibèrent les vœux monastiques de l’un et de l’autre sexe.
Ce décret répondait au vœu présenté par la grande majorité des cahiers de doléances. Je dois pourtant à la vérité de dire que celui de la paroisse de la Trinité-les-Guingamp, sur laquelle étaient établis les couvents des Jacobins et des Capucins, à l’encontre de celui de la paroisse Saint-Sauveur, par exemple, était muet sur ce point. A moins qu’on ne veuille le découvrir à l’article 11 du cahier, par lequel les électeurs du 31 mars 1789, présidés par Yves Salliou, « doyen des fabriques », donnaient leur adhésion absolue aux autres réclamations que pourraient avoir fait… le Tiers État et les municipalités de Bretagne »,
En exécution du décret du 13 février, les vœux monastiques étant supprimés pour le présent et pour l’avenir, il était permis aux religieux réguliers et aux religieuses de déclarer à la municipalité de leur résidence s’ils désiraient « sortir du cloître » ou « continuer la vie commune ». Dans le premier cas, une pension «convenable» leur était assurée. Dans le second cas, on indiquerait les maisons où les religieux, désirant continuer la vie commune, seraient tenus de se retirer. L’article 3 de ce décret établissait cependant une « exception expresse », portant maintien des religieuses dans les maisons où elles sont aujourd’hui ».
C’est que les couvents de femmes possédaient un plus grand nombre de religieuses que les abbayes et couvents d’hommes, dans lesquels les moines étaient souvent réduits à quelques unités.
Des instructions furent dans la suite envoyées aux directoires départementaux, pour êre transmises aux directoires des districts et aux municipalités chargées de la mise en application des mesures édictées.
Par contre l’avocat Alexandre, qui payait une rente foncière du vingt livres sur une maison de la rue Saint-Yves, préféra sans doute attendre une baisse plus sensible de l’assignat. Il en fut de même de Jacques Fournier qui payait six livres aux Jacobins sur un étal des halles de Guingamp.
On comprend, d’autre part, que les Dames de la Charité du Refuge, du couvent de Montbareil, qui leur devaient une rente foncière de six; livres sur une maison voisine, ne pouvaient pas enchérir, leur ordre étant légalement supprimé. Bientôt même allaient-elles devoir la quitter.
Contrairement à ce qui se produisit pour les Capucins dont l’allée extérieure ne trouva pas d’adjudicataire, celle des Jacobins, « bois et fonds de l’avenue de Ste-Anne », » sur une estimation de 570 livres, fut acquise pour 610 livres, le 14 juin de la même année (1791) par le chirurgien guingampais Louis Hébert,
Mais il faudra attendre le 14 thermidor an IV (1er août 1796) pour que la maison conventuelle, son enclos et ses dépendances (église, cloître, pavillon, bois, puits, jardins cours et vergers), d’une contenance totale de trois journaux dix-huit cordes et demie (1 ha. 54 ares 296), trouvât preneur.
Pour encourager les ventes nationales et tenter enrayer en partie la dévaluation qu’entrainait leur payement, le cour de l’assignat n’ayant cessé de baisser au point de ne plus valoir, le 1 ventôse an IV (20 février 1796), que neuf sols un denier pour cent livres, la législation qui leur était afférente avait été modifiée à plusieurs reprîtes sans aucun succès. Les séances d’enchères, quelque énorme différence qu’il parut y avoir entre le montant de l’estimation et celui de l’achat, ne rapportaient au trésor public que des sommes dérisoires. Une loi du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795) les avait suspendues.
Léon Dubreuil