La fontaine renaissance : la plomée

La fontaine renaissance : la plomée

Par M. Jean-Paul ROLLAND

Elle est plus connue sous le nom de « la Plomée » ou « la Pompe ». Symbole de la ville, la fontaine La Plomée se fait aussi le témoignage privilégié de l’urbanisation de Guingamp.

Elle est classée monument historique par arrêté du 25 juillet 1902.

La ville de Guingamp possède depuis le XIVe siècle son service d’eau municipal, néanmoins les cours et les caves de certaines maisons autour de la place possédaient leur puits.

Du XVe au début du XXe siècle, c’est elle qui assure l’alimentation en eau potable du centre-ville.

Histoire et chronologie

  • Pierre dit le Simple (1418-1457), comte de Guingamp, fils de Jean V, duc de Bretagne, et de Jeanne de France, devient le 23ème duc de Bretagne, sous le nom de Pierre II. Il renforce l’éclat des pardons attirant déjà à Guingamp une foule de pèlerins. C’est à lui que l’on doit, sans doute, tout l’intérêt porté à la fontaine de Guingamp appelée  » FEUNTEUN AR BLUMEN « , fontaine de plomb, LA PLOMBEE ou LA PLOMEE, qui existait déjà depuis longtemps. En 1457, le duc Arthur III (1393-1458) accorda aux bourgeois de Guingamp des crédits pour achever de construire les canalisations en plomb. Elle est alors située en partie basse de la place du centre à côté des halles, propriété des Penthièvre. Elle reçoit ses eaux de différentes sources du Montbareil par la rue de la pompe. On trouve deux explications à la dénomination de cette fontaine : la Plomée.
  • Dans l’ancien breton « ar blomen » signifie la source,
  • En breton actuel, « plomen » veut dire plomb.
  • Mais de nombreux travaux seront continuellement nécessaires au bon fonctionnement des canalisations et de la pompe et, bientôt, la Plomée est reconstruite sur le même plan et sur le même modèle grâce à un emprunt passé avec les moines de Ste Croix.
  • La fontaine est déplacée en haut de la place, à l’emplacement où elle se trouve actuellement. Elle fut remontée sur un puits rebouché.
  • Cependant sa dégradation nécessite une remise en état urgente dont sera chargé Pierre GUITTON, plombier à Guingamp.

Il semblerait, alors, que le couronnement de la fontaine était différent, faisant référence à la couronne royale et à Saint Louis plutôt qu’à la Vierge Marie.

  • La fontaine est à nouveau remplacée après un vol de la plomberie de ladite fontaine survenu treize ans auparavant.
  • Devant l’ampleur des réparations continuelles, on décide la reprise complète du circuit des canalisations d’amenées des eaux à la fontaine :

– Création de réservoirs, l’un d’eux encore visible sur la commune de Pabu, afin de régulariser le débit des sources captées.

– Mise en place d’un aqueduc dont subsistent quatre arches en bordure de l’actuelle rue de l’aqueduc.

– Réalisation d’une conduite en plomb qui après avoir traversé le Champ au Roi remontait par la rue du Four, aujourd’hui, rue Théodule Ribot, pour arriver en amont de la fontaine, en haut de la place. La pression normale faisait alors jaillir l’eau à 6/7 mètres au-dessus du sol.

  • On décide donc de la restauration complète de La PLOMÉE, et le 23 décembre, Yves CORLAY, sculpteur, est chargé de cette mission avec J. Le NAIN, plombier à Guingamp, moyennant la somme de 1500 livres. Yves Corlay reprit le principe des trois vasques superposées et dressa le dessin des ornements qui composent encore la fontaine aujourd’hui (NDLR avec les fautes d’orthographe actuelles) :

« Ledit dessein étant composé de quatre chevaux marins qui auront 2 pieds et un pouce de hauteur et paraîtrons supporter le grand et premier bassin de plomb lequel sera relevé de 6 à 7 pouces de hauteur de bord, ledit bord sera garni d’un cercle de fer d’un demie pouce de large et couvert de plomb.

Le troisième est supporté par quatre sirènes ailées de 3 pieds de hauteur dans l’attitude de la prière.

La figure de l’Immaculée Conception aura 2 pieds six pouces de haut. » (Marché du 28 décembre 1743. Archives municipales de Guingamp).

Les ornements seront achevés en 1745.

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En 1825, on posa une grille en fer autour de la fontaine pour empêcher les gens de venir se laver les mains et la figure avec l’eau du bassin, pour que les enfants ne montent sur le rebord pour boire et prendre de l’eau avec des récipients sales. Pour ne pas permettre aux personnes de venir vider et laver leurs poissons ! Elle fut déposée en 1951. La présence d’une grille à chaque niveau (voir la litho dans Kermoalquin), la grille supérieure ayant disparu la première puis celle du milieu fin XIXe. La plus grande a servi de décor sur un rond-point de la place St-Sauveur dans les années 1970 à 2000, elle serait conservée par les services techniques ?

De 1743, date de naissance de la fragile sculpture, jusqu’aux années 1950 la fontaine a bien subi une vingtaine de cures de jouvence, mais toujours sur place.

À partir de 1995, la Plomée ne sera plus mise en eaux. Les Amis du patrimoine sous la houlette de leur présidente Madame Toulet n’auront de cesse de demander à la municipalité sa restauration. Enfin en 1998, grâce à la bienveillance de Madame Marie Suzanne de Ponthaud (architecte en chef des monuments historiques) un projet de restauration et son financement furent mis en place.  Les plaies et bosses n’étaient pas dues qu’aux griffes du temps. Les escalades de supporters de football, les soirs d’exploits, avaient laissé quelques cicatrices !

  • En 2002 et 2003, elle quittera Guingamp pour la région parisienne, dans les ate­liers de fonderie de la fondation Coubertin, à Saint-Rémy-Lès-Chevreuse (Yvelines), afin de subir une rénovation complète. Au remontage elle sera équipée d’un système d’alimentation en circuit fermé offert gracieusement par la Lyonnaise des Eaux (mécénat). L’inauguration de la nouvelle Plomée fut célébrée le samedi 17 mai 2003.

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Description

Cette fontaine ornementale, d’aujourd’hui, construite en 1743 par l’atelier Corlay, se compose de trois gracieuses corbeilles (appelées également valves) superposées et de diamètres inégaux ; avec son décor composé de personnages mythiques et païens (sirènes, dauphins, chimères) associés à la figure de la Vierge. L’atelier Corlay a mélangé le profane et le sacré.

TritonBaphometCheval marinAngelotBélier
Sirène ailéeChevaux marinsDauphinSirènes ailéesImmaculée conception

Le premier bassin est en granit de 3,50 m de diamètre : c’est une vaste coupe toscane à l’origine couronnée d’un très-élégant balcon en fer forgé. Il est constitué de 17 blocs de granit moulurés et agrémentés de décors en métopes séparés par des triglyphes et soulignés par des mutules.

Il contient quatre chevaux ailés, aux pattes palmées, qui soutiennent le second bassin sur leur tête et leur queue. Ces chevaux ailés appartiennent à la mythologie grecque en particulier à Pégase (qui signifie source jaillissante). Pégase passe pour avoir le don de faire jaillir les sources du choc de ses sabots sur la terre. Mais leur arrière-train se termine comme la queue d’un poisson ou d’un hippocampe.

Depuis la dernière rénovation, cette sorte de ciboire, sans couvercle, est constitué en inox recouvert de plomb. Quatre têtes de béliers évacuent l’eau des différents bassins. Ils symbolisent la force de la nature ainsi que la fertilité dans la mythologie celte.

  • Le second renferme quatre sirènes. Les sirènes, figurées sous l’aspect de femmes au corps terminé par une queue-de-poisson (suivant les légendes d’origine nordique). Ce sont des créations de l’inconscience, des rêves fascinants, en quoi se dessinent les pulsions obscures et primitives de l’homme. Elles symbolisent l’autodestruction du désir, auquel une imagination pervertie ne présente qu’un rêve insensé, au lieu d’un objet réel et d’une action réalisable. Quatre sirènes qui pressent de leurs mains des seins gonflés, dont l’eau s’échappe pour jaillir dans le bassin inférieur.

Le pourtour de la cuve porte des têtes de personnages barbus au sourire railleur alternant avec des dauphins aux bouches béantes et yeux globuleux, laissant également couler des jets d’eau. Ces têtes d’hommes barbus sont dénommées : Baphomet. En 1098, selon les croisés, les musulmans de Terre Sainte faisaient appel à un certain « Baphomet » avant la bataille. Il est communément admis aujourd’hui que ce nom est une corruption de Mahomet, le fondateur de l’Islam. Les chrétiens européens de l’époque percevaient l’islam comme le culte de Mahomet, qu’ils considéraient comme une idolâtrie. Les chrétiens reprocheront aux Templiers de le vénérer !

  • Le troisième reçoit la colonne portant la Vierge. Elle est agrémentée de dauphins alternant avec des anges séparés par des corolles de marguerites.

Le dauphin est admiré par l’homme depuis bien longtemps. Dans la mythologie grecque, il est considéré comme une créature sacrée, presque humaine (selon Aristote) ; il était le psychopompe (conducteur des âmes des morts) qui emmenait sur son dos les âmes des Trépassés jusqu’au Royaume des Morts.

Les anges (êtres intermédiaires entre Dieu et les hommes) remplissaient pour Dieu les fonctions de ministres : messagers, gardiens, conducteurs des astres, exécuteurs des lois, protecteurs des élus…

  • Au sommet, une femme debout, le bras droit replié sur la poitrine, le bras gauche largement déployé, ses pieds posés sur un croissant de lune et écrasant un reptile aux yeux exorbités laissant voir une redoutable dentition, le tout figurant sur un nuage symbolisant le ciel. Cette femme porte une robe au col rond retenue à la taille par un cordon et recouverte par une cape très ample à la plicature très prononcée. Ses longs cheveux bouclés sont extrêmement bien rangés.

L’identité de cette femme est triple selon le point de vue où l’on se place :

  • La Vierge Marie : les pieds appuyés sur le croissant de lune, semble prête à s’élancer vers le ciel, son regard se perd dans le ciel. Elle fait écho avec la Vierge noire de la basilique.
Frari (Venise) Immaculate Conception

Ici, on peut faire le rapprochement avec la femme de l’Apocalypse de St Jean (chapitre 12) où on peut lire, à la 7ème sonnerie, annonçant la fin d’un monde : « un grand signe apparaît dans le ciel : une femme, enveloppée du soleil, la lune sous les pieds. ». Elle préfigure la Vierge Marie victorieuse, foulant aux pieds le serpent, symbole du mal, et, le croissant de lune symbole de la fertilité, qui s’élève seule au ciel. Ce thème est issu de celui de l’Assomption. Il s’agit d’une allégorie, d’une mère mystique qui représenterait en vérité l’Église.  Car dans l’ancien testament, le peuple de Dieu est représenté par une femme, (St Jean dans son Apocalypse reprend cette image). Et que cette femme devra affronter tout au long de sa vie l’adversité du dragon (symbole du mal). Marie doit être le modèle de tout croyant donc de l’Église.

  • La déesse celtique Ana : Elle représente la mère des dieux celtes et en même temps la mère des humains. Le culte, très vivace dans l’ouest, s’est retrouvé plus tard dans le culte chrétien à Sainte Anne.
  • La déesse raison : lors de la période révolutionnaire, le maire de Guingamp, Pierre Guyomar, en 1793, pour la sauver de la terreur la fit passer pour la déesse raison afin qu’elle ne finisse pas fondue pour en faire des balles à tuer !

La statue en place, aujourd’hui, est un fac-similé ; la Vierge d’origine est visible dans un patio, à la mairie.

La Vierge originale

La Vierge, était trop dégradée pour que l’originale soit conservée. Elle est pleine de rustines dans des matériaux différents.

Pourquoi une fontaine aussi prestigieuse à Guingamp ?

Il faut savoir qu’il n’existe que trois autres fontaines italianisantes ou Renaissance comme la Plomée en Bretagne :

  • St Jean-du-Doigt (29), enclos paroissial.
  • Loguivy-les-Lannion, enclos paroissial.
  • Au manoir de Kergomar à Lannion.

Cette fontaine, en plus de servir au public, comme le pardon de Guingamp était très couru pour implorer la Vierge Notre Dame du Halgouët au tout début puis Notre Dame de Bon Secours, est une fontaine bienfaitrice. Elle intervenait comme une réponse face aux catastrophes liées aux épidémies. On dit que l’eau de la Plomée, à Guingamp avait la propriété de protéger les pèlerins contre la peste. Spécifiquement à une époque où cette épidémie ravageait la ville entre 1486-1488 et puis en 1518. Une évocation dans l’annuaire des Côtes du Nord de 1837, au sujet de la Plomée de Guingamp qui « fournissait une très bonne eau que les pèlerins, le jour du pardon se faisaient jeter, par dévotion, sur les bras et dans le cou ».

L’inspiration de l’atelier Corlay semble avoir trouvé son origine dans des productions italiennes. Il a utilisé des modèles disponibles et les adapte, s’en inspire et propose des œuvres nouvelles qui influencent à nouveau d’autres artistes. Toutefois, si l’influence d’une inspiration nouvelle provient de pays étrangers il semble que ça soit son atelier qui l’ait exécuté. Dans son traité « Antiquité de Bretagne 1827-1837 » le chevalier de Fréminville écrit : « Le style élégant de cette fontaine, la pureté du dessin des figures qui la décorent feraient honneur aux artistes modernes et pourtant tout cela fut fait dans le XVe siècle par ordre du comte Pierre de Bretagne (Pierre II). Il est peu probable que ce joli monument soit dû à un artiste breton, car à cette époque les beaux-arts n’étaient guère cultivés dans la Bretagne. Je présume qu’il a été fait par un de ces artistes italiens qui depuis 1460 environ fréquentaient la France et y ont laissé en divers lieux des monuments remarquables de leur transmigration ».  Quel mépris pour notre atelier local et les artisans bretons en général ! Il faut dire qu’il était né à Paris, officier de marine à Brest.

Détail

Cette fontaine a été mise en place pendant « l’âge d’or » de la Bretagne, c’est-à-dire que l’économie était très florissante.  Les activités de production de draps en zone de Guingamp peuvent également expliquer les sources de cette prospérité économique. L’autre grande puissance financière est la fabrique. Cette institution financière est la trésorerie qui gère l’argent de la paroisse. Celle-ci gère ainsi les dons qui sont faits soit à l’occasion des messes et fêtes ou des legs de testaments. Le pèlerinage à Notre Dame de Bon Secours était très prisé.

La Vierge de la Plomée de Guingamp peut être mise en parallèle avec une autre Vierge de l’Apocalypse : celle de la « Basitica Santa Maria Gloriosa Dei Frari » de Venise. Dédiées toutes les deux à la Vierge Marie, elles abritent en effet l’une et l’autre une statue de celle-ci terrassant le dragon dont on ne sait laquelle a servi de modèle à l’autre ; si l’une est posée sur un bénitier de marbre à l’intérieur de la nef de la basilique Santa Maria de Venise et l’autre couronne une fontaine en plomb, à quelques mètres de la basilique, sur la place du centre de Guingamp, les deux statues offrent ensemble des similitudes telles qu’on reste frappé devant la correspondance des courants artistiques. Faisant référence à l’Apocalypse selon saint Jean chap. 12, elles présentent les mêmes symboles : les nuées, le serpent terrassé, le croissant de lune et même si l’attitude de la Plomée reste imploratrice et celle de la Gloriosa recueillie, le drapé obéit sensiblement au même mouvement donné par l’inflexion du genou et, pour chacune, « sous les pieds de laquelle était la lune ». Guingamp-Venise : l’Europe de la Renaissance.

La Plomée de Guingamp, veillons sur elle, car elle a encore beaucoup de secrets à nous dévoiler !

Jean-Paul ROLLAND, décembre 2019.

Bibliographie :

  • Amis du Patrimoine n°35 par Mme Simonne Toulet
  • Dictionnaire des Symboles Jean Chevalier et Alain Gueerbrand
  • Étude comparative des fontaines renaissance par Corentin Tugdual
  • Étude sur les villes de Bretagne de l’abbé Onfroy-Kermoalquin 1846
  • Dictionnaire des symboles de Marianne Oesterreicher-Mollwo 1992
  • Photos Jacques Duchemin et Jean-Pierre Colivet

 

 

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