Commandant Billot
Par M. Jean-Paul ROLLAND
D’après Le Commandant Henri Billot par sœur Marie Thérèse Billot, sa fille
1. Henri Billot – 2. Maire et députation – 3. La Grande guerre – 4. Deux blessures dont une mortelle 5. Allocutions et correspondances – 6. Honneurs (citations) – 7. Sources et notes
1. Henri Billot
Prénommé Marie, Désiré, Gabriel, Henri, il naquit le 13 août 1860 à Bordeaux (Gironde) dans une famille profondément chrétienne (3 frères jésuites, un quatrième séminariste mourait à l’âge de 18 ans et une sœur religieuse).
Il commença ses études à Boulogne sur Mer, puis Vannes ; élève studieux et pieux, tous ses frères ainés étaient entrés dans la Compagnie de Jésus, il se demanda si lui aussi ne devait pas se consacrer à Dieu. Il choisira Saint-Cyr à la sortie de laquelle il épousera Lucy pour fonder un foyer. Ainsi, il écrivait à sa future belle-mère : « Comptez sur moi, je serai chrétien avant tout et doux autant que possible. Je ferai cela pour vous et pour ma chère fiancée, pour laquelle je ne pourrai faire assez ; car, pour un mériter un bonheur comme celui qui sera le mien, je ne m’étonne pas qu’il faille passer par des épreuves pénibles ».
Il se maria le 7 avril 1885 en l’église St Vincent de Paul à Paris, la cérémonie fut présidée par son oncle, jésuite, Gabriel. La première naissance eut lieu le 30 décembre 1885 et cette même joie se renouvellera 12 fois plus un 13ème, mort à l’âge de 4 ans.
La devise d’Henri Billot : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas « Je le veux, parce que je le veux, la seule raison c’est que je le veux » ; ou plus littéraire : « Ainsi comme je le veux, ainsi comme je le désire, que ma volonté se fasse selon ce qui est raisonnable ». Dans l’éducation de ses enfants il était bon, mais ferme également : il fallait obéir ! En un mot : « qui aime bien, châtie bien. ».
Officier, homme de discipline, il donnait ce principe : « Il faut toujours prendre le parti de l’autorité ». Il avait une dévotion particulière envers les Papes IX (1846-1878) et Pie X (1903-1914) ; son frère aîné fut nommé cardinal par Pie X. Pour ses domestiques il était bon, affectueux, mais en même temps il savait imposer le respect et se faire obéir.
Le commandant Billot et son épouse formait un foyer privilégié où la vie chrétienne était intense.
Sa carrière militaire fut bridée par les gouvernements d’alors, hostiles à la religion (débats et loi de séparation de l’Église et de l’État en juillet 1905). En effet, ses supérieurs lui avaient signifié : « Enlevez vos fils de chez les jésuites et vous aurez les faveurs du gouvernement ». Il rétorqua : « Qu’on me réduise à mendier mon pain, ou à coucher sur la paille, mais je donnerai à mes enfants l’éducation chrétienne que je désire ».
Le 5 février 1906, jour de l’épreuve : « Les inventaires des églises ». Il était affecté à la caserne la Tour d’Auvergne de Guingamp. Sa conscience allait être mise en présence de devoirs odieux à remplir selon ses convictions. Heureusement le colonel Vermeil de Conchard, excellent chrétien, lui aussi, et connaissant les principes religieux du commandant Billot, prévint les difficultés possibles. La rue Notre Dame était gardée par militairement, le sous-préfet et maire Jean Logeré étaient présents ; le curé, chanoine le Goff avait dit « On marchera sur mon corps, avant de pénétrer dans l’église ou la sacristie ».
Le commandant Billot, qui redoutait cette épreuve, fut alerté dans la nuit du 4 au 5 février à 3 heures du matin, par un planton du 48e RI, à son manoir de Cadolan. Il lui demandait de rendre à la caserne où le colonel l’attendait. Quelle besogne va-t-on lui demander ? Est-ce qu’il va être mis en présence d’un ordre auquel sa conscience se refuse d’obéir ? En fait le colonel lui avait intimé l’ordre d’exécuter une marche avec sa compagnie dans laquelle étaient tous les séminaristes du régiment. Ainsi, il échappa malgré lui et avec la complicité de son colonel, à cette prise de conscience.
Le 21 novembre 1906, le 13ème enfant vint au monde mort-né, la famille Billot subit encore une nouvelle disgrâce, de plus, le commandant étant en manœuvre à Coëtquidan ne pouvait être au chevet de son épouse. À son retour, il lui apprend qu’il va devoir quitter Guingamp car il est désigné pour aller à Mayenne. Après force démarches, il parvint à obtenir un adoucissement à la sentence et il sera affecté à Rennes plus facile d’accès pour lui que Mayenne. Mais il devait néanmoins se séparer de tout ce qu’il aimait plus que tout : le bonheur familial à Cadolan. Il préfère sacrifier sa carrière dans l’armée et prend la décision de prendre sa retraite. Le fait d’être nommé à Rennes, qu’il qualifie « d’exil » et, si le sacrifice lui fut dur de briser sa carrière qu’il aimait tant alors qu’elle allait devenir meilleur par un avancement. Commandant Billot trouva-t-il, dans sa vie de famille et les joies du cœur que celle-ci lui procura : une compensation cette l’épreuve.
Ainsi à 47 ans, il mit un terme à sa carrière (1907) après 25 ans de service au lieu des 30 ans exigés ordinairement.
(Voir également l’article sur Cadolan)
Revenu dans son manoir de Cadolan, il avait fait le vœu de recevoir tous les pères de la compagnie de Jésus et les petites sœurs des pauvres en transit à Guingamp à telle enseigne qu’ils avaient surnommé Cadolan « la Résidence ». Il avait fait apposer à l’entrée du manoir une plaque du Sacré cœur de Jésus[*] afin de mettre Cadolan et ses hôtes sous la protection du Sacré Cœur. Il se lance dans les œuvres de charité, de dévouement. Il voulait faire du bien, être apôtre, faire connaître et aimer le bon Dieu. Il se fit inscrire à la Conférence de Saint Vincent de Paul[*]. Il allait visiter avec bonheur ses chers pauvres. Il distribuait du pain, tous les lundis dès 6 heures du matin aux nécessiteux ; pour lui gagner des âmes, en faisant plaisir, en leur témoignant bonté et intérêt, était une de ses stratégies car il gagna beaucoup de cœur qu’il voulait ramener dans la bonne voie.
En 1910, sa fille aînée Marguerite quitte le cocon familial, pour rejoindre les Bénédictines de Solesmes exilées à Ryde sur l’île de Wight en Angleterre mais pour peu de temps. Elle rejoint la Société des Auxiliatrices du Purgatoire[*] au Japon. En mai 1910, sa fille cadette, Marie Thérèse rentre au noviciat de Tournai dans la Société de Marie Réparatrice (voir sur Wikipédia).
Leur père dit : « mes enfants appartiennent à Dieu avant moi. Je Vous les donne ou plutôt je Vous les rends ; faites qu’ils soient bien heureux. Et moi aussi je me donne à Vous, et, si peu que je vaille, acceptez le don que je Vous fais de moi-même.
Dans la vie publique, je dois faire tous mes efforts pour conformer mes actes à mes principes. Comment mourrai-je ? Mystère…. Pourvu que ce ne soit pas de mort subite, mon Dieu ! Mon Dieu, je veux Vous servir et non seulement Vous servir mais Vous gagner des âmes. Je veux qu’on Vous connaisse et qu’on Vous aime… »
Un jour de 1910, un de ses fils lors d’une promenade en ville de Guingamp perçoit une conversation, parlant de son père qui avait été obligé de quitter l’armée : « C’est tout de même dommage que cela tombe sur un tel homme car, à part ses idées religieuses, il est vraiment sympathique. »
L’heure était venue où Dieu allait faire comprendre que s’il avait permis l’épreuve qui l’arrachait à un champ d’action très aimé, c’était pour le transplanter sur un autre champ d’action, non moins fécond, celui de l’apostolat.
C’était le moment des élections municipales. La campagne électorale était faite avec ardeur par tous les candidats. Toutefois, celui qui devait prendre à Guingamp la première place parmi eux ne s’en doutait pas encore, il n’y songeait même pas, continuant à visiter ses pauvres comme d’habitude, semant autour de lui ses aumônes, avec les paroles qui consolent et réconfortent. Mais pas un mot au sujet des élections prochaines, sinon pour exhorter à donner son vote aux candidats catholiques qui s’étaient présentés. Car son nom, à lui, n’était sur aucune liste. Jamais il ne lui serait venu à l’idée qu’un jour il eût pu se mêler à la vie politique.
Faire du bien autour de lui pour gagner des âmes à Dieu, tel était son unique but.
(Haut)
2. Maire et députation
Maire de Guingamp le 19 mai 1912
On était à quinze jours des élections quand un des candidats catholiques vint le trouver et lui dit :
« Monsieur, je viens vous demander de nous permettre de mettre votre nom sur notre liste ; il manque un candidat, si vous n’acceptez pas, un sectaire prendra la place.
– Mais vous n’y pensez pas, se récria-t-il, réfléchissez un instant que je suis un ancien officier, ne connaissant rien à la politique, puisque ma profession elle-même, m’interdisait de m’en occuper. Comment voulez-vous qu’à mon âge, sans y avoir été en aucune façon préparé, je m’improvise magistrat. Je n’y entends rien, et puis, je n’ai fait aucune campagne électorale, je suis d’avance voué à l’échec ; non monsieur ce que vous me demandez n’est pas possible. »
Son interlocuteur insista : « Nous ne vous demandons pas d’être élu mais seulement de laisser mettre votre nom sur notre liste. Si vous n’acceptez pas, vous laissez un sectaire prendre la place vacante voyez si votre conscience peut accepter cela ? »
Le commandant Billot essaya encore de poser des objections mais la réponse revenait toujours la même : « Alors vous acceptez de laisser un sectaire prendre la place ! »
Il ne crut pas pouvoir persister dans son refus. Du reste il était bien convaincu que c’était seulement un nom catholique de plus sur la liste, mais que personne ne songeait à lui donner des voix. On était, à quinze jours des élections !
Le grand jour arriva et, à son grand étonnement, il eut un nombre assez considérable de voix ! Toutefois pas assez pour être élu ce jour-là. Mais, huit jours après, au scrutin de ballottage, il eut une belle majorité. Il était donc conseiller municipal. Cette élection sans aucune campagne électorale fut une indication pour ceux qui lui avaient demandé de mettre son nom sur leur liste. Dans le courant de la semaine l’un d’eux vint le trouver : « Maintenant que vous êtes des nôtre, monsieur, préparez-vous à être nommé maire dimanche prochain »
« Cela jamais ! Vous le savez, je n’y entends rien, ma vie antérieure ne m’a nullement préparé à une pareille mission ; ne m’imposez pas ce fardeau pour lequel je n’ai aucune aptitude. »
Il eut beau se défendre, il ne fut pas écouté et, le dimanche suivant, il était élu maire. Ce fut un beau succès d’estime. Toutefois, il vit surtout la responsabilité.
À ceux qui allaient collaborer avec lui pour le bien de la ville il dit, à la première séance qui réunit le conseil municipal :
« Messieurs, ce n’est pas sans une très vive émotion que prends la présidence du conseil municipal de Guingamp. Je renierai bien sincèrement ceux d’entre vous qui ont bien voulu m’accorder leur confiance et leurs suffrages. L’honneur de représenter notre ville devait échoir à un plus digne que le magnifique témoignage de confiance du 5 mai désignait tout naturellement parmi nos anciens collègues. Je regrette personnellement que nos instances n’aient pu triompher d’un refus grâce auquel me voici à un poste qui n’était pas fait pour moi. Permettez-moi du moins, messieurs, de vous assurer de tout mon dévouement et de mon désir de me consacrer tout entier aux intérêts de notre cité. Malgré toute ma bonne volonté, je serais pourtant effrayé de la tâche qui s’offre à mon inexpérience, si je ne croyais pouvoir compter sur votre concours à tous pour en alléger le poids ; vous ne me le refuserez pas. La courtoisie de la lutte de ces derniers jours m’est un sûr garant d’une collaboration basée sur une estime réciproque et je suis certain, messieurs, que notre attachement commun aux intérêts de la ville et au bien de nos concitoyens nous unira sans distinction de para dans une même intention d’assurer la prospérité de Guingamp. »
Son premier acte, pour ainsi dire, en qualité de maire fut en faveur des âmes des enfants, mises en péril par des livres qui furent condamnés par tout l’épiscopat français. « Je n’ai rien fait pour occuper la place qu’ils m’ont donnée, disait-il à son épouse, mais puisqu’ils m’ont imposé la charge de maire, ils en subiront les conséquences ; je ne faillirai pas à mon devoir. »
Son principe de saluer tout le monde sans distinction de parti ou de principes religieux, d’être bon pour tous, était le meilleur moyen de faire du bien, moyen certainement plus efficace que celui de son saint ami qui estimait qu’on ne devait pas saluer les ennemis de la religion.
S’il était bon, il était ferme aussi et rien ne l’arrêtait quand sa conscience lui demandait d’intervenir pour faire cesser un scandale ou maintenir l’ordre.
Les élections législatives du 26 avril au 10 mai 1914
Il avait été sollicité par son conseil municipal et les prêtres de Guingamp à se présenter contre le comte de Kerguézec[*], député sortant.
Les ennemis de l’Église luttaient déjà contre lui qui, dans ses fonctions de maire, se montrait avant tout un chrétien modèle. Une longue et pénible polémique s’ouvrit entre le défenseur du droit, de la justice, de l’ordre, de la religion aussi, et son adversaire, M. de Kerguézec (député radical), qui avait été le principal agent de toutes les tracasseries qui avaient déterminé à quitter l’armée…
La campagne électorale fut difficile, parfois l’ambiance jusqu’à l’émeute ! Monsieur de Kerguézec vociféra des paroles de haine.
Le soir de son élection, il tint ce discours : « Vous m’avez donné votre confiance, je vais ouvrir pour vous une ère nouvelle et de vraie liberté. Nous ne voulons plus d’Église. Quant à votre maire qui vous y conduit comme des enfants, nous irons dès ce soir mettre le feu à son château, nous démolirons l’église… »
Le commandant Billot dut rejoindre son château par une porte dérobée pour ne pas se faire lyncher. Le lendemain matin, après que la foule si surexcitée se calma et après s’être dégrisée de l’alcool largement financé par Monsieur de Kerguézec, tout rentra dans l’ordre.
Il avait même songé démissionner tant les attaques de son adversaire avaient été violentes. Mais, pour lui, les passions politiques qui ne sont pas les moins violentes n’écoutent pas toujours, même la voix des plus sages. Une lettre de l’évêché de Saint-Brieuc lui rappela : « Vous qui êtes soldat, Monsieur le Maire, et soldat français, vous l’êtes encore. C’est un poste de combat que celui que vous occupez. Si vous succombez, vous tombez au champ d’honneur mais ne désertez pas »
Lettre de M. Billot, maire de Guingamp, à M. de Kerguézec, directeur du « Clairon »
« Monsieur,
Je pourrais vous répondre sous une forme aussi discourtoise que celle que vous employez à mon égard — à quoi bon ? Vous écririez que c’est moi qui ai commencé et il se trouverait des naïfs pour le croire ou des gens de mauvaise foi pour le répéter.
D’ailleurs, de quoi me plaindrais-je ? Vos attaques me valent des marques précieuses d’estime et de sympathie. On veut bien me dire qu’‘elles m’honorent grandement. Je devrais donc plutôt vous remercier.
Croyez-vous, sérieusement, Monsieur le Député, que vos appréciations sur ma vie militaire puissent m’atteindre ? – Non vraiment. Vous n’avez ni ce pouvoir ni cette autorité. Je n’ai été qu’un propre à rien, dites-vous ? Soit ! Il vous est facile d’en faire la preuve autrement que par les propos que je trouve sous votre plume.
Votre influence est immense ; usez-en pour obtenir communication de mon dossier militaire et je vous autorise à publier toutes mes notes -je vous le demande même —, on jugera mieux ainsi que sur vos violences à mon égard.
Vous parlez d’un rapport de monsieur Robert., préfet des Côtes-du-Nord. Peut-être vais-je enfin connaître les accusations portées contre moi car, lorsque mon changement de corps a été prononcé, je n’ai eu connaissance d’aucun des griefs invoqués pour le justifier.
Ni mon colonel, ni mon général de brigade, ni mon général de division, ni mon général en chef n’ont pu me dire ce qui avait été relevé contre moi. Cette disgrâce était alors, aux yeux de tous, le résultat de votre rancune personnelle et nullement celui d’une préoccupation d’ordre général. Je n’ai jamais pu d’ailleurs me l’expliquer moi-même qu’en songeant à la haine farouche que vous aviez vouée à monsieur le Provost de Launay (sénateur), mon parent, dont la taille faisait ombre sur la vôtre et que vous pensiez peut-être atteindre travers ma modeste personnalité.
Aucune section de la Ligue des droits de l’homme ne s’est élevée alors contre cette vilaine action qui consistait à frapper un officier sans l’entendre ; mais voici que vous me dites connaître les motifs de mon déplacement, auquel vous seriez étranger.
Faites-moi tenir une copie de ce rapport pour que je puisse me défendre. Ce sera justice et chacun sait que rien ne vous arrête dans les voies de la lumière et de la vérité dont vous êtes un fervent adepte.
Quant au rôle que vous voulez m’attribuer dans la campagne électorale dernière, il ne me plaît pas de vous suivre sur ce terrain et de vous fournir le sujet d’une polémique où vous ne manqueriez pas de découvrir un désaccord entre mes amis et moi – vous n’aurez pas cette satisfaction. Je m’honore de l’affectueuse sympathie de mes adjoints et de tous mes amis du conseil municipal ; de leur côté ils peuvent être assurés de la mienne et rien ne pourra la diminuer ou rompre une entente cimentée par une estime réciproque. Aussi bien, assez de gens à Guingamp sont fixés sur cette question et, puisque vous vous dites si bien informé de mes faits et gestes, vous devez connaître la vérité : je n’ai pas à vous l’apprendre. »
Signé Commandant H. Billot, maire de Guingamp
Réplique au Clairon. M. le maire répond à M. le député
« Monsieur le Député,
Je réponds à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire à propos de celle que j’ai cru devoir adresser au directeur du Clairon Républicain[*].
Il n’est nul besoin, croyez-le bien, de faire état de mes sentiments catholiques pour m’inviter au respect envers mes adversaires politiques. La bonne éducation y suffit amplement.
Je suis heureux d’apprendre de vous-même que vous réprouvez aussi les polémiques violentes et j’en conclus que vous ne tarderez certainement pas à convaincre tous vos amis de la nécessité de laisser à la lutte des idées toute sa grandeur, et de ne pas la diminuer par des paroles injurieuses ou le voile de l’anonymat. Mais, puisque vous voulez bien m’honorer de vos confidences et me faire part du scepticisme apaisant qui vous envahit avec l’âge, je vous avouerai que, moi aussi, et pour la même raison, mais meilleure encore, hélas, je suis très sceptique sur tout ce que j’entends autour de moi.
Que ne raconte-t-on sur vous-même, Monsieur le Député, et sur votre action dans la campagne menée contre la municipalité de Guingamp ? Ne dit-on pas que vous êtes l’inspirateur du groupe des guingampois protestataires ? Pour moi, je n’en veux rien croire, car les déclarations de votre lettre suffisent à me faire penser que vous désapprouvez, vous-même, cette intrigue anonyme qui voulait nous mettre en fâcheuse posture. Vous me reprochez de vous avoir ignoré jusqu’au 4 août dernier. N’est-il pas plus juste de dire que nous nous sommes ignorés mutuellement car, voyez-vous, Monsieur le Député, dans notre cas, il faut que chacun y mette un peu du sien. »
Mais si c’est à M. de Kerguézec que commandant Billot devait d’avoir quitté l’armée, son persécuteur n’avait pas prévu le résultat de ses démarches vexatoires. S’il avait entrevu la popularité qui allait entourer le nom de son adversaire… S’il avait soupçonné que cet officier d’hier deviendrait maire de Guingamp et y réaliserait tout ce, qu’aidé du Bon Dieu, celui-ci put faire, il est probable qu’il l’aurait laissé à son poste. C’eut été en effet moins désavantageux pour la malheureuse cause que servait M. de Kerguézec.
Le Commandait Billot portait sur lui toujours l’évangile de Saint Mathieu qui selon lui était le plus complet.
Entièrement donné aux travaux de ses fonctions de maire, il conservait cependant dans son cœur le souvenir de sa carrière militaire, son « cher régiment » comme il appelait le 48e. Sa qualité de maire de Guingamp lui valait plusieurs fois dans l’année le plaisir d’une sérénade qu’il écoutait avec une satisfaction marquée. Quand la musique était achevée, il faisait ouvrir le grand portail, et ses anciens soldats entraient à Cadolan, accueillis par lui avec enthousiasme, il leur faisait servir des rafraîchissements et goûtait pendant un long moment le plaisir de se retrouver avec ses soldats qu’il aimait tant et dont, on peut le dire, il était tant aimé.
Sa carrière civile s’achevait… Car la Grande Guerre allait se déchaîner sur l’Europe entière et faire couler à flots le sang de France et ne laisser pour ainsi dire aucun foyer sans l’endeuiller, où lui-même fut une de ces nobles victimes dont le sacrifice acheta la victoire !
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3. La Grande Guerre
Samedi 1er août 1914, 5 heures
Je reçois l’ordre de mobilisation générale. Qui m’eût dit, en arrivant comme capitaine à Guingamp, que c’est moi, comme maire, qui recevrais ce pli redoutable et le communiquerais à la population.
Dimanche 2 août
Premier jour de la mobilisation, enthousiasme partout, je vais à Saint-Brieuc essayer de me faire affecter à un bataillon de guerre, insuccès probable.
Lundi 3 août
C’est le jour le plus pénible de la campagne, je quitte tous les miens, la larme est au bout de la paupière, mais le moral est bon. Arrivé à Saint-Brieuc, je renouvelle ma demande. J’essaie de passer dans la territoriale, insuccès. On me dit qu’il y a au dépôt une belle mission à remplir, il faudra instruire 7 à 8 000 hommes, et faire de ce troupeau une troupe disciplinée. C’est vrai – et puis qui sait -confiance en Dieu et faisons de notre mieux, où que ce soit.
Mardi 4 août
Je suis nommé major de la garnison. État de siège. J’ai quitté les pouvoirs civils de Guingamp. Tous les pouvoirs sont remis au général commandant d’armes et à moi à Saint-Brieuc. Les compagnies de dépôt s’organisent péniblement, impossible d’y voir clair avant deux jours, et encore. Je retrouve une foule d’anciens du 48ème et plusieurs de mon ancienne 1ère compagnie. Tous viennent me dire bonjour avec un bon sourire qui me prouve qu’ils ont conservé un bon souvenir de moi : si Kerguézec voyait cela. Que Dieu ait pitié de lui et lui pardonne…
Mercredi 5 août
Le 71e part. J’ai dit au revoir au général Bailly, puis j’ai visité mes cantonnements et vu le général Testart. J’ai vu passer le premier train du 48ème, mon vieux régiment. Le maire, M. Servain, avec une délégation de son conseil municipal, m’a prié de le présenter au colonel, ce que j’ai fait avec plaisir. Vu les camarades. Souhaité bonne chance à tous. Puissè-je aller moi aussi à la frontière.
25 août
Premier convoi de blessés, ils apportent la nouvelle de la mort du colonel de Flotte, si plein d’espoir, il y a quinze jours, de plusieurs autres officiers. On voulait passer mon tour comme bataillon premier à marcher, sous prétexte que Graugeau (camarade de promotion) est plus ancien. J’ai réclamé et j’ai eu gain de cause. Je vais commencer activement à faire manœuvrer mon bataillon.
On désigne le bataillon de Grangeau à partir au front. Je vais réclamer parce que j’estime que c’est mon tour ; mon bataillon est le premier dans l’ordre, je dois passer avant Graugeau. Il est plus ancien que moi, c’est vrai, mais ordinairement on ne tient pas compte de l’ancienneté de l’officier, mais du tour du bataillon ou de la compagnie. »
Du reste, le commandant Graugeau, la semaine suivante, passait une visite du médecin qui le déclarait inapte à faire la campagne.
Cette demande n’eut aucun résultat. Le général tenait beaucoup à garder le commandant Billot qui lui rendait de grands services.
Un jour il dit : « II faut que je parte, on dit que les territoriaux ne marchent pas aussi bien qu’ils pourraient, mais ce n’est pas étonnant, ils ne sont pas commandés ! Ils n’ont pas d’officiers de carrière pour les conduire, ce sont des officiers de réserve qui n’ont jamais été officiers et qui ne savent pas eux-mêmes ce qu’il faut faire, ce que l’on peut obtenir ; comment veut-on que cela marche, et je sais que l’on manque d’officiers supérieurs. »
Au front, on demanda à cinq ou six reprises différentes d’envoyer un chef de bataillon pour le 74e territorial qui n’en avait plus. Chaque fois on répondait qu’on n’en avait pas. À plusieurs reprises il alla trouver le major du 71e et lui dit : « Puisqu’on vous demande un chef de bataillon et que je suis en état départir, envoyez-moi, c’est votre devoir de me désigner, comme c’est mon devoir de partir. Cela m’est bien égal de marcher avec les territoriaux. » La dernière fois, le major lui répondit : « J’en parlerai au général. »
Le général lui demanda : « Que demande-t-on, en somme ?
- Un chef de bataillon de territoriale.
- Qu’avez-vous répondu ?
- Mais que je n’en ai pas, puisque je n’en ai pas.
- Ah ! Bien, c’est bien comme cela. »
Quand il sut cela, comme il voyait le général tous les jours pour son service, qu’ ‘ils étaient au mieux ensemble, il alla le trouver et lui dit : « Mon général, je suis très touché de votre bonté pour moi, mais vous ne me rendez pas service, il faut que je parte ; tous oubliez que je ne suis pas seulement officier, je suis aussi maire de Guingamp, et je ne puis pas rentrer dans ma ville après la campagne, revenant seulement de Saint-Brieuc ; de plus on a besoin d’un commandant au 74e. Voilà plusieurs fois qu’on en demande, je considère que c’est mon devoir de partir et le vôtre de m’envoyer. »
Le général entendant cela lui dit : « Eh bien ! Alors, puisque vous y tenez, envoyez-moi votre demande écrite. »
Cela, dura encore trois semaines.
Avant de quitter, sa famille, le dernier jour qu’il a passé à Cadolan, il a remercié sa femme et ses enfants de n’avoir pas augmenté son sacrifice en essayant te le retenir : « Je suis fier de vous, parce que vous avez compris que c’était mon devoir de partir et qu’il m’eût été douloureux de lutter contre vos instances ; vous n’avez rien fait pour me décourager de ce que je considérais comme mon devoir. »
À ses conseillers municipaux qui, eux, avaient tenté, de le dissuader de partir, il répondit :
« Lorsqu’on a l’honneur de représenter un pays en temps de paix, il faut savoir se défendre en temps de guerre : ma situation de maire de Guingamp m’impose une obligation morale vis-à-vis de ceux qui m’ont donné leur confiance. Ma place est à la frontière. »
Le commandant Billot quitte Guingamp le 24 novembre 1914 pour rejoindre le 74e régiment d’infanterie territoriale (RIT) qui est en train de se reformer après les combats d’Ypres auquel il a pris part. Il arrive à Dunkerque le 3 décembre, et rejoint son régiment dans une ferme désaffectée. Il rapporte que son cœur et sa pensée sont toujours à Cadolan, car son sommeil n’a pas été des meilleurs, car son lit était trop court d’au moins trente centimètres !
L’état-major français n’avait prévu ces régiments territoriaux que pour de besognes secondaires telle la défense de places fortes ou l’occupation des pays conquis. Et pourtant, dès les premières semaines de guerre, les territoriaux durent livrer bataille parmi les régiments d’actifs, et l’histoire du 74e Territorial, si riche en hauts faits d’armes, est là pour prouver l’endurance, l’énergie, le sang-froid, la valeur offensive et défensive que peuvent déployer des hommes de 40 ans, quand il s’agit de la défense de la Patrie.
En avril 1915, ils subissent encore un nouveau et terrible choc à Boesinghe, où l’ennemi fait usage pour la première fois, de gaz asphyxiant ; malgré de lourdes pertes, ils organisent la défense de points importants et arrêtent la progression des allemands !
Le 4 décembre il se trouve à la frontière belge, il écrit à son épouse : « Imagine-toi d’abord la nuit noire une marche sur une route défoncée par les obus, coupée même à un endroit dans les deux tiers par une tranchée d’un mètre, remplie d’eau. Nous partons, mes quatre commandants de compagnie et moi, nous aboucher (rencontrer) avec les officiers que nous recevons dans les tranchées le long du canal de Fûmes à Ypres. Il y a cinq kilomètres à faire comme cela.
À trois kilomètres, mes misères commencent, je tombe dans la susdite tranchée et j’ai de l’eau jusqu’au ventre. Je sors de là, aidé par mes officiers, nous repartons ; les obus commencent à siffler, ils passent au-dessus de notre tête, nous sommes couverts d’éclats de bois. Un obus me passe certainement à moins de dix mètres et à trois ou quatre au-dessus. Nous attendons un instant, puis nous repartons, luttant à chaque pas. Enfin, nous arrivons à notre but.
Je suis conduit au poste de commandement de celui que je relève et je prends langue avec lui. Mais pour y arriver, il faut traverser le long des tranchées un terrain marécageux coupé de rigoles et de petits canaux. Résultat, deux nouveaux bains jusqu’aux genoux. La relève se fait et je m’installe dans une case. Le commandant des zouaves l’a organisée assez confortablement : il y a une table deux chaises, du foin, une espèce de matelas très mince, un traversin ; enfin, un vrai luxe dans la nuit.
Je n’ai pas mangé du dimanche matin au mardi soir. Je n’avais pas faim ; je pensais ne, jamais pouvoir me sécher, mouillé comme j’étais. Eh ! C’est extraordinaire, le lendemain matin, j’étais sec et j’avais les pieds chauds. Notre séjour aux tranchées a été calme, quelques coups de fusil, quelques obus, mais aucun accident. On sort de la tranchée avec certaines précautions ; quelques balles sifflent, mais les Allemands étaient à six cents mètres de nous. Le plus pénible, c’est qu’on est dans l’eau de tous côtés, nous ne savons absolument rien des opérations françaises et russes. Je me porte admirablement malgré les fatigues et des efforts qu’on ne se croirait jamais capable de supporter. »
Nous sommes au repos en arrière de la ligne jusqu’au lundi soir puis nous irons relever aux tranchées un autre corps et je crois que notre vie notre vie s’écoulera désormais dans celte relève alternative tous les six jours. Il me semble que nous allons rester ainsi face à face pendant quelque temps, dans une situation défensive avec par-dessus nos têtes un duel d’artillerie assourdissant mais peu dangereux. Nous sommes revenus en arrière. J’ai pu me déshabiller cette nuit pour la première fois depuis huit jours, que c’était bon.
Au point de vue matériel, nous sommes bien nourris, c’est tout ce que l’on peut désirer. Ce qui est pénible, c’est le noir et la boue. On ne marche que la nuit et dans des chemins défoncés d’une manière qu’on ne saurait imaginer, lorsque les obus ne se sont pas chargés d’y faire des trous. »
Sa grande préoccupation qui le poursuivait et qu’il écrit à ses relations : « d’être à la hauteur de ma tâche de chef, si des évènements graves se présentent subitement devant moi. Mes soldats sont admirables. »
19 décembre 1914
« Je suis revenu hier des tranchées ; même endroit que la première fois, chargé de la défense d’un sur le canal de l’Yser, près de la source de l’Yser, à six cents mètres environ de la fameuse maison du passeur dont il est question dans les communiqués. Mon poste de commandement était cette fois-ci au pont même, dans la cave d’une maison démolie. Vision de désastre et de ruine. En face, tout est bouleversé. Trois malheureux Allemands sont étendus là depuis le 12 novembre. J’essaierai demain soir, car j’y retourne, de les faire tomber dans l’eau car, si nous avions le vent d’est, ce serait une infection.
La première journée, par beau temps, nous avons été survolés par un aéroplane allemand et copieusement arrosés d’obus qui sont tombés autour de nous sans faire de victimes. Il paraît que les affaires des Alliés marchent bien, mais nous ne savons pas grand-chose de précis. Avant-hier matin, sur notre droite et à gauche, vers Ypres et Dixmude, il s’est levé deux violents combats et les alliés ont dû gagner du terrain.
Aujourd’hui nous sommes en arrière au repos dans un village copieusement arrosé d’obus qui cherchent à atteindre nos batteries. J’ai eu froid pendant deux jours comme jamais je n’ai eu froid, je crois, mais tout cela s’oublie vite. Je calcule que nous passerons le premier janvier dans les tranchées. ».
Il reçoit des nouvelles de Guingamp, ainsi libellées :
De M. Salaün, avocat, Guingamp, décembre 1914
Mon Commandant,
Votre carte m’est parvenue après quelques pérégrinations, je tiens à vous dire avant tout combien j’ai été sensible à votre souvenir. Nous étions jadis des côtés opposés de la barricade ; la guerre a eu au moins cet effet heureux de supprimer les notes discordantes. Il n’y a désormais qu’un même cœur et q ‘une même aspiration. Ce qui est vrai pour toute la France l’est particulièrement pour la ville de Guingamp pour laquelle, j’en suis sûr, vous conservez un intérêt spécial.
Je vous disais que je n’avais reçu votre carte qu’après pérégrination. En effet, elle a fait le tour de la ville avant de m’arriver. L’adresse était, paraît-il, incomplète. Un humoriste avait dit de moi jadis, que ma réputation n’avait pas dépassé les bornes de l’octroi. Il avait bien raison, puisque même dans la limite de ces bornes on ne trouve pas mon domicile. Ou bien faut-il admettre que ces braves postiers avaient cru à une erreur en voyant une carte signée du commandant Billot adressée au camarade Salaün ? Quoi qu’il en soit, elle m’est parvenue ; elle m’a fait le plus grand plaisir en m’apprenant que vous étiez en bonne santé.
Guingamp n’a pas changé d’aspect depuis votre départ. D’ailleurs, nous qui sommes restés ici, nous ne vivons que par vous et pour vous qui êtes au front. L’heure la seule intéressante de la journée est celle où nous recevons le courrier. Les lettres et les journaux nous renseignent sur ce qui se passe là-bas ; il n’y a que cela qui nous passionne et nous émotionne. Tous, d’ailleurs, nous avons là-bas des parents ou des amis. Je ne sais si l’on vous a appris que notre collègue Le Goffïc (Charles, écrivain) a été souffrant. Il a eu une attaque de paralysie, cela va beaucoup mieux quoiqu’il ne soit pas complètement rétabli.
Je crois pouvoir vous annoncer que votre famille se porte bien, ma femme rencontre fréquemment madame Billot… »
Lettre à son épouse, du 26 décembre
[…] « Oui, nous sommes toujours envoyés aux mêmes tranchées, du moins c’est ainsi que cela se passe jusqu’ici, et voici comment le service est organisé : deux jours aux tranchées, deux jours en arrière dans un cantonnement arrosé à l’occasion par les obus, deux jours aux tranchées, deux jours dans le précédent cantonnement, puis huit jours en arrière au repos à l’abri du bombardement,
Nous partons à la nuit pour y aller comme pour en revenir, car il faut se cacher sous peine d’être vus et fusillés par les Allemands. Nos tranchées sont installées contre le canal de Dixmude à Ypres, ou canal lie l’Yser. Elles sont construites contre le canal même et n’en sont séparées en certains endroits que par quelques mètres de terre, moins même.
Mon premier poste de commandement était dans la terre, mais maintenant je suis dans la cave d’une maison détruite, à un pont. On y gèle et c’est de froid que l’on souffre et qu’on ne peut ni manger ni dormir. Si tu as une carte, regarde entre Dixmude, et Ypres, tu verras en arrière à l’ouest du canal les noms suivants : Reninghe., Nordschoote et de l’autre côté Merken. Ces trois points sont reliés par une route qui traverse le canal au pont de Drie-Grachten. C’est un pont que je garde ; en avant et en arrière du canal, le pays est inondé. À ma droite qui va jusqu’à huit cents mètres environ du pont, se trouve la fameuse maison du passeur, dont on parle dans les communiqués officiels.
On n’a pas grand-chose à craindre de la fusillade car les Allemands se sont repliés à sept cents mètres du pont ; les obus sont seuls dangereux et par moments les Allemands en envoient quelques-uns sans grand dommage jusqu’ ici. Je me porte admirablement bien, mieux que jamais. Nous sommes très bien nourris et, même dans la tranchée, on arrive à nous apporter, à force de dévouement la nuit, du café chaud ; je ne mange pas dans la tranchée parce que je n’ai pas faim, il fait trop froid et on est trop mal. Ce n’est jamais que quarante-huit heures à passer ainsi. »
Le 1er janvier 1915, à sa femme
« Nous partons à 2h pour nos tranchées où nous coucherons ce soir. Le temps est doux et j’espère y avoir moins froid que la dernière fois. J’ai commencé ma journée par aller à la messe, puis j’ai fait tout le tour de mes compagnies et je leur ai dit à chacun mes vœux et souhaits.
J’ai dit aussi que je savais fort bien que ce ne devrait pas être moi qui leur offre des vœux., mais bien plutôt les femmes et les enfants de tous ces braves gens, et je pensais à vous, je pensais à votre réunion d’aujourd’hui, où je crains bien que la gaieté soit absente. Confiance, mes chéris, confiance toujours, le Bon Dieu me garde et finira la séparation peut-être plus tôt qu’on ne l’espère ou que l’on ne le croit. Nous allons tout à l’heure boire le champagne de l’administration et nos pensées s’envoleront bien loin vers les êtres chers laissés au pays.
Nos troupiers sont admirables, plusieurs pleuraient ce matin pendant que je leur parlais et j’étais presque aussi ému qu’eux.
Le calme règne sur toute la ligne, on entend peu de canonnade depuis quelques jours et je pense que nous n’aurons pas aux tranchées un service bien pénible ; pourvu seulement qu’on n’ait pas froid en plus, cela seul est pénible.
Je vous quitte tous, mes chéris, pour me mettre à table, car nous avons nos préparatifs de départ à faire, bagages, etc. »
Drie-Grachten, 3 janvier
Je t’écris de ma cagnia[*], plus exactement ma turne. Elle est d’un mètre, haute d’un mètre environ, large d’autant, longue de six. On y entre en rampant et on a l’impression là-dedans qu’on vu être enterré vivant. C’est une espèce de catacombe au-dessous île terre. Il n’y pas froid, et c’est heureux. On y vit pêle-mêle dans une fraternité charmante entre chefs et soldats. L’eau suinte de partout et pourtant on y dort malgré les gouttes qui vous tombent du toit sur le nez. Le plus dur, ce n’est pas d’y entrer, mais d’en sortir à reculons. Je t’écris un mot à 11 h du matin. Les Allemands viennent de nous envoyer une volée d’obus qui n’ont fait de mal à personne et maintenant ils tirent en arrière de nous. Nous serons relevés ce soir et on pourra se détendre avec plaisir, ce sera une joie d’être debout et de redresser sa taille.
Puissions-nous bientôt reconquérir tout ce pays. À vrai dire, cette guerre de tranchées ne permet pas les résultats rapides et hi saison que nous traversons ne les favorise guère. Nous sommes dans la boue, dans l’eau du matin au soir. Je regrette de ne pouvoir me faire photographier sortant des tranchées.
L’autre jour, j’étais fait comme trois voleurs, en en retenant. J’étais obligé de me mettre à quatre pattes pour pénétrer dans une case de un mètre de haut et un mètre de large. Je n’étais qu’un paquet de boue. J’étais à peine sec deux jours après, lorsqu’il a fallu y retourner. »
L’aumônier de la division est le vicaire général de Rennes (le futur évêque de Saint-Brieuc de 1923 à 1949, François Jean Marie Serrand). Des prêtres dans les compagnies, lorsque la troupe est au repos, disent la messe mais jamais dans les tranchées. Le commandant Billot fait des démarches afin son fils Georges soit affecté à ses côtés ; son autre fils, Henri est aspirant, malheureusement il sera tué le 11 juillet 1918. La pauvre maman va avoir à trembler pour trois maintenant.
Lettre à son épouse du 15 février 1915
Me voici enfin au repos après six jours de grande fatigue et sept nuits au cours desquelles j’ai dormi à peine deux heures. Si l’on joint à la fatigue physique l’inquiétude morale où l’on se trouve par suite de la responsabilité considérable que l’on a, on ne peut pas s’empêcher de considérer que ce sont six jours fort durs. Je ne suis pas du tout du côté de Nancy, c’est le 20e corps qui est ici. Il nous est interdit sous peine de punition de dire où nous nous trouvons et je dois obéir ; qu’il te suffise de savoir que j’étais tout près de l’endroit où le commandant Parenty a été blessé et que j’avais dans mon secteur de surveillance un point dont il a été bien souvent question dans les communiqués officiels. J’ai eu un officier tué, quatre hommes et un sous-officier tués et quatre blessés dans les tranchées, presque tous par des balles.
Quelques éléments de tranchées étaient à dix mètres des tranchées allemandes. Tout s’est bien passé.
Le dernier jour, au moment de notre relève, vers 7 heures du soir, une violente fusillade a commencé sur ma droite, occupée par le 73e RI. Les Allemands qui avaient bu tout l’après-midi sont sortis en criant « en avant ». Ils ont été arrêtés net par la fusillade et la canonnade instantanément déclenchée par téléphone. Comme la fusillade gagnait un peu ma droite, j’ai cru prudent de faire donner un peu le 75 ; en une minute il a craché en avant de mes tranchées de droite. Mais les Allemands n’avaient aucune idée d’offensive et tout a cessé très rapidement.
C’est curieux de suivre les péripéties d’une attaque la nuit par téléphone et de penser que le tir de nos canons est tellement bien règle qu’à n’importe quel moment, de jour ou de nuit, le tir peut être déclenché et former un barrage qui empêche qui que ce soit des réserves ennemies de passer. Et tout cela se fait d’un point assez en arrière qui est en relation lui-même avec la ligne par téléphone.
Je suis arrivé ici dans la nuit la plus profonde, à 4 heures du matin, et je n’ai trouvé pour m’étendre qu’un sommier sans couverture : un morceau de bois m’entrait dans le côté et comme j’étais trempé, j’ai passé un quart d’heure à grogner.
J’ai dîné tout de même (4 heures du matin !) et j’étais tellement fatigué que j’ai dormi tout de suite sur mon sommier. Le soir, j’ai pu dormir dans un lit. Ce n’est que dans le courant de l’après-midi que j’ai pu faire ma toilette : je ne m’étais pas lavé depuis sept jours. Je me dégoûtais moi-même, je sentais aigre. J’ai bien dormi la nuit dernière et je dormirai mieux encore la prochaine. Il faut d’ailleurs se dépêcher de réparer ses forces car, le 16 au soir, il faudra recommencer et reprendre ces mêmes emplacements. J’avais l’habitude le soir ou de très bonne heure le matin, toujours la nuit, d’aller dans mes tranchées y passer un bon moment pour encourager mes hommes voir comment le service se faisait et mille autres choses.
Parti vers 7 heures, je revenais vers 10 heures et demie, et je me souviens du dernier jour où j’étais seul dans la nuit avec un homme qui m’accompagnait, dans le grand silence, troublé seulement de temps en temps par le bruit d’une balle tirée d’une tranchée. La nuit était étoilée, quel calme dans un monde bouleversé, dans des champs semés d’obus, et qui, deux ou six heures auparavant, retentissaient du vacarme de la canonnade et étaient labourés par eux. On ne peut t’empêcher de voir Dieu à côté de soi, distribuant à chacun sa protection ou s’écartant de lui, et je Le priais pour moi, pour vous, pour mes soldats.
Qui a pu dire que nos Bretons ont eu seulement une minute l’idée de se rendre ! C ‘est absurde et nous tiendrons où nous sommes comme des teignes ; cela, c’est certain, et je suis sûr de l’esprit de sacrifice de tous mes hommes.
L’autre jour une de mes compagnies a eu un officier tué. Touché le matin, je ne l’ai su que le soir car le jour personne ne sort, et je n’ai communication avec ma ligne que de deux en deux compagnies.
J’ai été voir aussitôt mes hommes de cette compagnie. Ils étaient tristes de la mort de leur officier mais ils me disaient tous par le geste et par les yeux la ténacité de leur bonne volonté et de leur dévouement. Quels braves gens ! C’est tout ce que l’on peut dire d’eux et pourtant nous sommes en plein dans la région où le régiment a souffert au mois d’octobre. Nous avons retrouvé les tombes des tués de cette époque.
Mon ordonnance me soigne comme un père et je suis servi avec un grand dévouement. Sois donc tranquille sur mon sort sous ce rapport.
Lesourd du 74e a été blessé sous mes yeux. C’est la détonation d’un obus qui lui a perforé le tympan. C’est le jour où j’ai été si bien bombardé dans mon poste de commandement et n’ai rien eu. Je n’ai d’ailleurs conservé de ce jour-là que le souvenir de la plus délicieuse soupe aux légumes que mon ordonnance m’avait faite avec des légumes trouvés autour de la maison qui me servait de P.C… »
Le commandant Billot faisait faire venir par sa femme des colis contenant quelques nourritures mais également des pipes qu’il offrait à ses soldats. À la mi-février, cela fait trois mois qu’il au front. Il dit qu’il a la garde de 1 500 mètres de tranchée sur les 500 km qui forme le front contre l’armée allemande. Il ne peut s’empêcher de se persuader que la guerre actuelle n’est autre chose qu’un geste de Dieu, l’éternelle lutte du bien contre le mal !
Lettre du 14 février
« Je suis bien installé ici, j’ai un bon lit et je puis me reposer pour reprendre après-demain six nouveaux jours de tranchées, mais que j’avais donc sommeil en arrivant ici. Je n’ai pas eu de lettre aujourd’hui, ce sera pour demain. Voici bientôt trois mois que je suis parti ! Le temps passe ! Et pourtant, c’est bien lentement à certains jours que les minutes s’écoulent.
Lorsque l’on est dans les tranchées, les journées sont interminables, elles commencent à 4 ou 5 heures du matin et l’on doit rester toute la journée pour ne pas se faire voir des avions, car lorsqu’on est repéré, c’est le bombardement certain. Nous avons certainement une artillerie supérieure en nombre et surtout en qualité mais les Allemands tirent à tort et à travers.
Que de choses j’aurai à te raconter et, si la chose est possible, à te montrer après la guerre. Durera-t-elle encore longtemps ? Je crois que oui, car je ne vois vraiment pas comment on s’en sortira si l’on ne tente pas un coup décisif qui décide du sort de la Campagne et encore les Allemands se sentant acculés ne résisteront-ils pas jusqu’au bout ? »
Il promet à sa femme d’aller en famille faire à Montmartre et à Lourdes un pèlerinage si lui et ses deux enfants reviennent de la guerre ; également il suggère à son épouse s’il peut entreprendre de faire pieds nus le chemin de Cadolan à la basilique, une Vierge à la main, le lendemain ou le soir de son retour, s’ils sont tous protégés. Elle l’en dissuadera.
Lettre à sa femme pour leur trentième anniversaire de mariage
« Comme je te l’ai écrit hier, nous sommes au repos pour quelques jours à quelques kilomètres de Bergues. Nous sommes heureux de respirer l’air de France et de ne plus entendre, ou du moins très atténué, le bruit du canon et les éclatements d’obus.
À la longue cela finit par taper sur les nerfs. C’est le bruit de notre 75 qui est le plus désagréable ; cela vous fait comme un déchirement dans les oreilles, même à un kilomètre.
Nous avons un temps merveilleux, mais froid. Nous allons pouvoir circuler un peu je l’espère. Nous voici au commencement d’avril et je n’oublie pas, moi non plus, qu’il apporte notre trentième anniversaire de mariage… »
15 avril, lettre à sa femme
Tout est enveloppé d’ombre, on ne sait rien du lendemain. C’est le cas de réciter avec une entière confiance la prière de Madame Élisabeth de France[*].
En ce moment, pendant que je t’écris, le canon tonne de part et d’autre ; toutes les notes graves s’y trouvent, depuis le déchirement : désagréable de notre 75 jusqu’aux éclatements de toutes sortes obus des canons adverses.
Malgré cela, la vie ordinaire n’a perdu aucun de ses droits. Hier j’étais en reconnaissance d’un point de rassemblement de mon bataillon et je voyais les ouvriers travailler dans les champs à un kilomètre de ligne ennemie. Les champs sont littéralement labourés par les projectiles à certains endroits. Les enfants circulent même au milieu du bombardement ; on s’habitue à tout. Il n’y a qu’une chose à laquelle on n’arrivera pas à s’habituer, c’est à la séparation d’avec tous ceux qu’on aime, à l’inquiétude sur ce que deviennent ceux qui sont exposés. Quand, on n’a que soi à penser, comme tout doit être simplifié !
Les Belges ont lâché Drie-Grachten, et vraiment, tel que je connais l’endroit, je ne sais comment ils ont pu s’y prendre. Je m’instillais là avec la certitude que rien ni personne ne pourrait nous en déloger, bien certain que j’étais de la ténacité de mes hommes qui sont merveilleux. Les braves gens ont l’impossibilité dans le sang. Un de leurs camarades est tué à côté d’eux ; ils bougent à peine et se contentent d’un déplacement insignifiant. C’est partout une vision de carnage et de destruction inimaginable quand on ne les a pas vus. C’est affreux et, pourtant, la nature assiste impassible à tout cela. La terre tremble de commotions profondes lorsque les obus de huit à neuf kilogrammes tombent et font des entonnoirs de sept à huit mètres de diamètre à la surface ; on en voit partout. Ils sont pleins d’eau en ce moment et il y aurait la place d’y noyer plusieurs hommes s’ils tombaient dedans hi nuit.
Les feuilles commencent à pousser, les arbres reverdissent, attestant la continuité de la puissance de leur créateur, à côté de qui nous sommes bien peu de chose, même avec toutes nos inventions extraordinaires. La terre devient malgré tout la grande protectrice et c’est là encore qu’on est le plus en sécurité lorsque l’on s’y enterre. »
(Haut)
4. Deux blessures dont une mortelle
Commandant Billot fut blessé une première fois le 16 avril 1915, mais il n’en dira rien à ses proches. Il est resté sur la ligne de front pour diriger ses hommes au moment où les allemands ont utilisé les gaz asphyxiants (voir l’article de J.-P. Colivet sur les gaz). Mais le 22 avril il fut touché et pendant quelques jours on a pensé qu’il était blessé à la cuisse puis fait prisonnier par les allemands.
Sa mort suivit la blessure de très près mais sa dépouille malgré plusieurs recherches ne fut pas retrouvée. La terrible nouvelle arriva à Rome, au cardinal Billot son frère ainé. Il fallut attendre le 2 juin 1915, qu’une lettre émanant de Suisse d’un certain monsieur Fournel qui écrit et adresse au cardinal Billot les mots suivants : « Éminence, j’ai l’honneur de faire savoir à votre Éminence que son frère, monsieur Henry Billot, chef de bataillon au 74e territorial, est tombé et a été enterré à Pilkem, le 22 avril. »
Lettre du 23 juin 1915 du lieutenant-colonel Chauvel
Chère Madame.
Une lettre de ma fille m’apporte la confirmation de l’affreux malheur qui vous frappe et je m’empresse de venir vous exprimer toute la part que je prends à votre profonde douleur. J’avais hélas, depuis plusieurs jours, la presque certitude de la mort du brave et excellent commandant Billot.
Un soldat (V. Anquetil) en traitement à Bergues, sachant que je cherchais partout à avoir des nouvelles, était venu me trouver et il m’a raconté pour ainsi dire les derniers moments de votre excellent mari en ces termes : « Je suis le dernier soldat qui est resté auprès du commandant Billot, mais je ne sais pas s’il est mort. Il était à terre, auprès de son P.C. où il était resté le dernier. Il n’était pas blessé à la cuisse, mais une balle lui était entrée dans la poitrine, au haut de la poitrine à gauche ; il paraissait souffrir et le sang avait traversé sa veste, j’ai voulu lui donner mon paquet de pansement, il était très pâle, mais il avait toute sa connaissance ; il n’a pas voulu et il m’a dit : « Allons, va-t’en, va donc retrouver le colonel qui doit être au pont de Boesinghe pour le défendre, allons va-t’en » ; il devait voir les Allemands qui arrivaient et, en effet, ils étaient à deux cent cinquante mètres de nous ; j’ai donc quitté le commandant, et j’ai eu bien de la peine à me sauver car les Allemand tiraient sur moi ; en arrivant au pont, j’ai été blessé à la jambe par un éclat d’obus et évacué sur Dunkerque, puis sur Bergues d’où je suis venu exprès pour vous dire cela, car je ne suis pas guéri et je retourne à l’hôpital. »
Voilà textuellement ce que m’a dit ce brave troupier, il y a quinze jours. À partir de ce moment-là, j’avais presque perdu tout espoir, j’ai bien hésité, me demandant si je devais vous donner ces tristes renseignements car, somme toute, c’était une appréciation et je conservais quand même un peu d’espoir.
Le docteur Vuinier, de Saint-Brieuc, qui assistait à cet entretien, entendant le soldat dire que beaucoup de sang avait dû sortir puisque le vêtement en était rouge, me dit de suite : « Il n’y a plus guère d’espoir, il a dû avoir une artère coupée et le commandant sera mort d’une hémorragie. »
Je vous demande pardon de vous donner tous ces détails, mais quand on a perdu un être aussi cher pour vous et vos enfants, on tient toujours à savoir, malgré la peine que cela vous fait, ce qui s’est passé jusqu’au dernier moment. Plus de doute, hélas ! Il sera mort, ce cher ami, là où il était tombé en héros, faisant comme toujours son devoir, même en se sacrifiant.
Oh ! Je puis vous le dire bien franchement, j’unis mes larmes aux vôtres et à celles de vos enfants. Jamais je n’aurais cru qu’il succomberait à Pilkem, à trois ou quatre cents mètres de moi, hélas ! Je ne me doutais de rien et le devoir m’appelait, en effet, à Boesinghe où, pendant quatre jours, nuit et jour, avec deux cent cinquante hommes de mon régiment, faisant le coup de feu avec eux, j’ai pu barrer le passage et sauver le pont.
Il repose donc, le pauvre ami, dans les environs de ce coin de terre où j’ai enterré déjà Fraval et tant d’officiers et de gradés de chez moi !
Et ce coin de terre est encore aux Allemands, mais j’espère que d’ici peu ils l’évacueront et je vous promets, si je le peux, de faire l’impossible pour retrouver cette chère tombe, afin que vous puissiez avoir plus tard sa précieuse dépouille. J’espère qu’une marque quelconque aura été faite par les Allemands. Je souhaite de tout cœur de réussir ; dire qu’il est là devant moi, à trois kilomètres à peine et que je ne puis y aller !
Tous les officiers, sous-officiers et soldats auxquels j’ai annoncé la triste nouvelle et qui avaient servi sous ses ordres avaient les larmes aux yeux ; ils l’aimaient tant, ils avaient confiance en lui.
Oh ! oui, c’était un vrai chef, dans toute l’acception du mot et comme on n’en rencontre pas souvent, c’est son colonel qui le connaissait mieux que tout autre qui vous le dit avec la plus sincère vérité et la plus profonde affection.
Je vous redis à vous, chère Madame, à vos enfants chéris, le commandant Billot est mort en héros et je demande pour lui une haute citation ; mais que vos enfants, quand ils parleront de leur père, qu’ils en parlent comme représentant l’incarnation du devoir, jusqu’au sacrifice de sa vie. Il était profondément catholique, il est mort en héros chrétien et le Bon Dieu lui aura donné le bonheur éternel. Mais quelle atroce et inconsolable douleur pour ceux qui restent. Oh ! Comme je vous plains, moi qui ai, il y a peu de mois, perdu mon fils, le seul que j’avais !
Rappelez le vieux colonel, qui aimait tant leur père, au souvenir de vos enfants, qu’en priant pour lui, ils prient aussi pour moi et mon 74ème.
Recevez, Madame, l’expression de mes sentiments bien affectueux et bien douloureux ; le malheur rapproche, et puisque j’ai toujours considéré Billot comme mon ami, laissez-moi me présenter comme aussi un vieil ami qui a bien du chagrin.
L. Chauvel, lieutenant-colonel commandant le 74e territorial
5. Allocutions et correspondances
Le conseil municipal de Guingamp s’est réuni en séance extraordinaire pour rendre hommage à la mémoire du commandant Billot, maire de Guingamp.
M. Julienne, ayant retracé la carrière municipale de M. Billot, termine son discours en assurant que la ville de Guingamp conservera fidèlement le souvenir de cet homme de bien. Uni dans une pensée de tristesse, le conseil municipal envoie son dernier adieu à son maire et se fait l’interprète de toute la population pour adresser à madame Billot et à ses enfants, si cruellement éprouvés, l’hommage de ses douloureuses condoléances.
À l’unanimité, sur la proposition de M. Julienne, le conseil municipal décide qu’un service religieux sera célébré dans l’église paroissiale de Guingamp, à l’intention du commandant Billot, maire de Guingamp, mort au champ d’honneur.
Il est décidé également que l’allocution prononcée par M. Julienne sera inscrite au registre des délibérations et qu’une copie sera adressée à madame Billot pour lui exprimer l’unanimité des sentiments de regret du conseil municipal.
6 juillet 1915, de M. Julienne
Madame,
J’ai eu lu douloureuse mission d’annoncer au conseil municipal la mort de votre cher mari.
Dans les paroles que j’ai prononcées à cette occasion, je vous demande, Madame, de ne trouver que l’expression bien impuissante des sentiments que m’a causé la perte cruelle d’un ami que je n’oublierai jamais.
Mes collègues m’ont prié d’être leur interprète pour vous exprimer leur profonde tristesse et, à l’unanimité, ils ont décidé qu’un service religieux sera célébré le jeudi 15 juillet à 10h du matin, dans l’église paroissiale de Guingamp, pour le repos de l’âme du commandant Billot, maire de Guingamp, tombé glorieusement au champ d’honneur.
D’autre part, pour mieux exprimer leurs regrets, tous les membres du conseil municipal ont décidé l’inscription au procès-verbal de la séance de cette allocution que j’ai l’honneur de vous remettre en mon nom personnel et en leur nom à tous.
Veuillez …
M. Julienne
Retranscription du discours de M. Julienne pendant lequel, par un sentiment de respect envers M. BILLOT, le fauteuil présidentiel est inoccupé.
M. Julienne, premier adjoint, prend la parole en ces termes :
« Messieurs,
La nouvelle de la disparition du commandant Billot, maire de Guingamp, avait profondément ému la ville tout entière. Le conseil municipal a partagé cette émotion et associé ses vœux à ceux des amis du commandant Billot pour que cette angoisse fût promptement dissipée.
Aujourd’hui, hélas ! Le doute n’est plus possible et c’est le cœur étreint d’une poignante douleur que nous nous réunissons dans cette salle habituelle de nos séances qu’il présidait avec tant d’autorité, pour adresser un suprême hommage à cet homme de devoir qui a couronné par une mort héroïque une vie d’honneur et de dévouement.
Dès le début de la mobilisation, le commandant Billot accourait à l’appel du pays et dirigeait à Saint-Brieuc le dépôt du 71e d’infanterie. Il lui eut été facile d’y rester et de remplir dans ce poste une tâche d’organisation très honorable et utile à l’armée. Son âge, ses fonctions de commandant de réserve, ses devoirs de famille, pouvaient le dispenser d’un service plus actif.
Telle n’était cependant pas sa manière de voir. À ses amis qui le dissuadaient de demander plus, il répondait : « Lorsqu’on a l’honneur de représenter un pays en temps de paix, il faut savoir le détendre et temps de guerre ; ma situation de maire de Guingamp m’impose une obligation morale vis-à-vis de ceux qui m’ont donné leur confiance. Ma place est à la frontière. »
Ses démarches pressantes eurent le résultat qu’il attendait et dès le mois d’octobre il était affecté au 74e territorial qui, sans relâche, a glorieusement repoussé les assauts de l’ennemi dans la région d’Ypres et de Dixmude.
Depuis cette époque, le commandant Billot a rempli son devoir comme il savait le faire, toujours sur la brèche, soutenant ses hommes par son énergie et par son exemple, subissant sans se plaindre les rigueurs de la campagne d’hiver, la dure vie des tranchées, la lutte continuelle sous toutes ses formes, inspirant la confiance, à la fois le chef et le père de ses soldats.
Blessé une première fois le 16 avril, il ne voulut pas s’arrêter Le 22 avril, les Allemands attaquent en masse et, grâce à un procès infâme, jettent le trouble dans nos lignes. Le commandant Billot rassemble ses héroïques Bretons pour résister quand même. Une balle le frappe en pleine poitrine. Il tombe mortellement atteint. Toujours oublieux de lui-même, craignant que ses soldats ne soient faits prisonniers, il refuse de se laisser emporter, malgré l’approche des Allemands. Il est mort à son poste, face à l’ennemi, comme un officier français.
Son corps repose dans le cimetière de Pilken, dans un sol foulé par la botte de l’envahisseur, jusqu’au jour prochain où l’aurore de La délivrance permettra de réunir pieusement les restes glorieux de nos héros et de consacrer par une cérémonie patriotique la mémoire de leur vaillance et de leur sacrifice.
Le commandant Billot avait accepté d’être candidat aux élections municipales de 1912. Lorsque ses amis lui offrirent la charge honorable mais très lourde de maire de Guingamp, il ne céda à leurs instances qu’après de longues hésitations et n’accepta cet honneur que comme un devoir.
Sa nature délicate redoutait les blessures parfois cruelles des luttes politiques et la droiture de sa conscience lui faisait craindre une charge à laquelle il ne se croyait pas suffisamment préparé.
Son tact, son exquise courtoisie, lui concilièrent bien vite la sympathie de ceux qui l’approchaient. Avec lui, la discussion se tenait toujours correcte, son affabilité le rendait accueillant à tous et, malgré un travail parfois accablant, il écoutait avec patience les visiteurs qui venaient nombreux dans son bureau, donnant à chacun un conseil éclairé, une bonne parole, souvent plus aussi, car sa charité discrète était connue.
Au point de vue municipal, il s’est donné tout entier à sa tâche ; pendant plus de deux années, il a consacré sa vie à la mairie de Guingamp, veillant à tout et se révélant comme un administrateur de premier ordre. Le jardin public terminé, la mairie et la salle des fêtes en cours d’exécution auraient été suivies de l’école primaire supérieure, des maisons ouvrières et du service d’eau, si les événements terribles dont notre pays est le théâtre n’étaient venus arrêter l’achèvement de son programme.
L’aménité de ses rapports avait fait de ses subordonnés ses amis. Son départ les avait attristés, sa mort est pour eux un deuil.
Pour moi qui ai été son collaborateur et qu’il honorait de son amitié, j’ai pu apprécier son affabilité, sa délicatesse, la rectitude de son jugement qui en faisait un conseiller sûr et prudent, le soin avec lequel il évitait aux autres un froissement si léger fût-il.
Sa mort me laisse une impression de tristesse et d’abandon que je ne puis exprimer.
Et maintenant, cet homme n’est plus, son regard si droit s’est éteint, son cœur loyal a cessé de battre.
Cet adieu que lui adressent ses amis est-il donc éternel ?
Non, messieurs, car si le commandant Billot est mort pour la France, il est mort aussi pour son Dieu, double idéal pour lequel il avait vécu. Étendu sur le champ de bataille lorsqu’il a senti sa vie s’échapper avec son sang, son âme s’est tournée avec confiance vers le Dieu qu’il a loyalement servi pendant son existence. C’est en pensant à son pays, à sa famille, à laquelle il laisse de si beaux exemples, qu’il a noblement consommé son sacrifice.
La ville de Guingamp conservera fidèlement le souvenir de cet homme de bien et le conseil municipal, uni dans une pensée de tristesse, envoie un dernier adieu à son maire, le commandant Billot, et se fait l’interprète de toute la population pour adresser à madame Billot et à ses enfants, si douloureusement éprouvés, l’hommage de ses douloureuses condoléances. »
M. Julienne ajouta :
« Vous connaissez, messieurs, les sentiments profondément religieux de la famille Billot et vous savez que ces sentiments étaient ceux de notre regretté maire.
Je demande au conseil municipal de vouloir bien décider qu’un service religieux sera célébré dans l’église paroissiale de Guingamp à l’intention du commandant Billot, maire de Guingamp, mort au champ d’honneur. »
Ce vœu est adopté à l’unanimité.
Sur la proposition de monsieur Salaün, il est décidé que l’allocution prononcée par M. Julienne sera inscrite au registre des délibérations et qu’une copie sera adressée à madame Billot pour lui exprimer l’unanimité des sentiments de regret du conseil municipal.
La séance est levée en signe de deuil.
Le jeudi 15 juillet était célébré en la basilique Notre-Dame-de-Bon-Secours, un service solennel à l’intention du commandant Billot, maire. La grande nef de la basilique, toute tendue de noir et parsemée de drapeaux tricolores, offrait un coup d’œil impressionnant. Dans le transept était placé le catafalque, entouré de faisceaux d’armes, de drapeaux et de fleurs. Cette cérémonie eut lieu au milieu d’une foule considérable, témoignage vivant des regrets unanimes de la population guingampaise à la mémoire de leur maire.
Monseigneur Morelle, évêque de St Brieuc et Tréguier écrira : « Il est tombé aux champs d’honneur en brave face à l’ennemi, servant son pays comme il servait son Dieu, intrépidement. »
Un an et demi, après sa mort, l’Allemagne fit envoyer un petit paquet contenant les médailles que le commandant Billot portait sur lui et les dernières lettres qu’il avait reçues de sa femme.
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6. Honneurs
Citation à l’ordre de l’armée
« Officier de grande valeur, a su prendre un ascendant moral absolu sur sa troupe ; le 22 avril, placé à l’endroit le plus exposé de la ligne, a défendu sa position avec acharnement, ne cédant pas devant les gaz asphyxiants. Blessé grièvement, a refusé le secours du dernier soldat resté auprès de lui. Est mort en brave face à l’ennemi. »
Le 20 août 1915, le général Hely d’Oissel.
Citation à l’ordre du régiment, pour faire suite à l’ordre général
« Le colonel adresse un hommage respectueux à la mémoire du brave commandant Billot, maire, dont la citation à l’ordre de l’armée fait honneur à la famille de ce vaillant officier et au 74e régiment territorial, et qui est l’objet des regrets de tous. Que son bel exemple nous inspire à tous le désir de remplir notre devoir comme il l’a admirablement fait. »
Jean Paul ROLLAND, juillet 2019
Sources
- Le commandant Henry Billot par sœur Marie Thérèse Billot (sa fille). Editions Quatre fleuves.
- Les riches heures de Guingamp par Hervé le Goff
- Vivre à Guingamp au XIXe siècle par Simonne Toulet
- Article sue les gaz à Ypres par Jean-Pierre Colivet
- Site « Mémoire des hommes« .
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Notes
Sacré cœur de Jésus : Elle met l’accent sur les concepts d’amour et d’adoration voués au Christ. La solennité du Sacré-Cœur a été instituée par le pape Clément XIII en 1765 et étendue à toute l’Église catholique par le pape Pie IX en 1856.
Saint Vincent de Paul : c’est une organisation de bienfaisance, catholique, laïque, dirigée par des bénévoles, et créée à Paris en 1833 par un groupe de laïcs catholiques parmi lesquels se trouvait celui qui sera plus tard béatifié par le pape Jean-Paul II : le bienheureux Frédéric Ozanam.
Société des Auxiliatrices du Purgatoire : la congrégation est fondée le 19 janvier 1856 à Paris par Eugénie Smet sur les conseils du curé d’Ars. Les constitutions rédigées suivant le modèle de la Compagnie de Jésus sont approuvées par le Saint-Siège le 25 juin 1878. La fondatrice (en religion Mère Marie de la Providence) a été béatifiée par le pape Pie XII le 26 mai 1957.
KERGUÉZEC (Gustave, Yves, Marie, Ange, comte de), né le 18 mai 1868 à Tréguier (Côtes-du-Nord). Député des Côtes-du-Nord de 1906 à 1920. Sénateur des Côtes-du-Nord de 1921 à 1939. Propriétaire terrien et publiciste, le comte de Kerguézec se signala rapidement par ses opinions avancées. Élu en 18811 conseiller général de Tréguier, il attacha son nom à l’érection de la statue de Renan sur la place de la Cathédrale.
Clairon républicain : Éphémère quotidien royaliste et catholique français fondé en mars 1881 avec le soutien de la duchesse d’Uzès, d’Alfred Edwards et de la principale banque catholique, l’Union générale, qui détenait cent actions. Paul Eugène Bontoux (1820-1904), patron de la banque, contrôlait les articles financiers du Clairon, grâce à une « Société de publicité universelle » qu’il avait créée.
Cagnia : emprunté au vietnamien du centre (annamite) cainha « abri dans une tranchée ».
Élisabeth Philippe Marie Hélène de France, dite Madame Élisabeth, née le 3 mai 1764 à Versailles et morte guillotinée le 10 mai 1794 à Paris. Sœur du roi Louis XVI à qui elle apporta un soutien indéfectible.
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