Blessy, mai-juin 1940

Blessy, mai-juin 1940

Par M. Jean-Paul ROLLAND
D’après l’Écho de la Lys du vendredi 21 septembre 1945

Le 16 septembre 1945,

II serait vain de s’essayer à dire quelle somme d’émotion, de tendresse, de force et de fierté le petit village de Blessy (62120) a pu voir aujourd’hui jaillir du fond des cœurs de tous ceux qui, depuis les parents des défunts jusqu’aux assistants étrangers, ont tenu à communier intimement à cette fête si chrétienne, si Française et si glorieuse. Le simple exposé de cette vibrante journée montrera lui seul, mieux que toute phraséologie inutile comment les gens de chez nous ont su honorer la vertu des soixante-dix-huit héros bretons tombés sur leur terre.

Dès les premières heures de la matinée, le village est couvert de guirlandes qui, dans la grande-rue, du cimetière à l’église, relient un nombre imposant de fausses portes où les devises chrétiennes et bretonnes marient leurs élans généreux. À 10 heures 30 une foule déjà respectable tient à assister au calvaire du cimetière, à la messe en plein air que les organisateurs avaient conçu plutôt comme une réunion familiale intime alors que la cérémonie de l’après-midi devait revêtir un caractère plus officiel. Première preuve de cette spontanéité dans la sympathie témoignée par nos concitoyens aux familles des martyrs, sur l’initiative de M. l’abbé Cordiez, curé de Blessy, principal organisateur de cette magnifique journée, avec M. Albert Kerlévéo.

La messe est présidée par M. le chanoine Flament, doyen d’Aire, ayant à ses côtés M. le chanoine Mortreux, supérieur du collège Sainte-Marie, le RP Duval, M. l’abbé Abiven, ancien lieutenant du 48ème RI, et ses compagnons de régiment l’abbé Menez, le RP Cotty et M. l’abbé Julou, officiant. Quatre séminaristes soldats de la garnison d’Aire, entourent l’autel.

Aux côtés du clergé prennent place M. le maire de Blessy accompagné de son conseil municipal et de M. Pennel, secrétaire de mairie, M. le commandant Josselin, chef d’état-major du. 48ème RI, représentant le colonel de Rasmorduc qui commande actuellement le régiment ; le commandant Bas, qui dirigeait le 3e bataillon pendant le combat ; le capitaine Dubost, le lieutenant Corre, l’adjudant-chef Chevalier, le sergent-chef Giraud, le sergent-chef Robin et M. Dauphin, ingénieur-chimiste de l’état-major du 48ème RI.

Groupées derrière 3ème catafalque, dans l’allée centrale du petit cimetière, les fa milles bretonnes forment le centre de l’assemblée, et les familles absentes sont représentées par un ou plusieurs membres des familles de Blessy ayant pris à leur charge l’entretien des tombes.

Au cours de la messe, diffusée grâce à la diligence de M. Hubert. Lebrun, et rehaussée avec éclat par la chorale Sainte-Cécile et la symphonie Airoises, l’abbé Jean Kerlévéo prononce un sermon d’une très haute élévation et qui touche la foule de ses auditeurs jusqu’au plus intime des cœurs. Adressant d’abord quelques mots en breton à ses compatriotes, il s’en excuse, mais il a voulu, dit-il, « exprimer en la vieille langue de ses aïeux les sentiments de compassion chrétienne qui débordent des cœurs en cette journée de deuil ». Puis l’orateur retrace l’historique des calvaires qui jonchent le sol breton, dont les ancêtres sont ces grandes pierres qu’érigèrent, avant le christianisme, les aïeux celtes, et dont on peut voir aujourd’hui encore des spécimens nombreux. La croix du Christ a remplacé ces autels païens, et partout elle s’élève jusqu’aux endroits insoupçonnés, témoin des menus faits comme des héroïsmes les plus purs hommages aux morts, témoignage pour les vivants. C’est un tel calvaire, qu’en leur église, les habitants de Blessy ont voulu ériger pour que se perpétue la mémoire des héros tombés le 23 mai 1940. Mais pourquoi faire planer l’ombre d’une croix sur nos morts ? C’est pour unir les sacrifices humains à ceux du Christ que la croix du Christ est devenue celle de nos tombes, gage de notre salut en même temps que la preuve de notre souffrance. Et voici la très touchante prière que pour conclure l’orateur met dans la bouche des martyrs :

« Seigneur, nous sommes des soldats Bretons. Nous avons versé tout notre sang sur le sol de Blessy parce que la France nous le demandait. La vie que tu nous avais donnée, nous ne l’avons pas gaspillée. Nous ne l’avons donnée que pour une grande cause, un grand idéal, notre Patrie. Seigneur, nous avons donné tout notre sang dans un village qui n’était pas le nôtre, dans l’ombre de chemins qui n’étaient pas ceux de chez nous. Nous l’avons donné pour que tu aies pitié, pitié pour nos mères qui ignoraient que nous allions mourir, pitié pour nos pères qui comptaient sur nos bras pour le travail, pour nos épouses que nous laissons seules au pays, avec nos enfants, pour nos fiancées qui nous aimèrent et dont notre départ a brisé l’amour. À cause de notre sang. Seigneur, aie pitié de leur cœur et de leurs yeux qui pleurent parce que nous ne franchirons plus le seuil de la maison, pitié aussi pour notre Patrie, pour nos frères les hommes. Et puisse notre sang si jeune encore servir à la rédemption du monde. Puisse t’il retomber comme une bénédiction sur tous ceux que nous aimions quand nous étions vivants sur la terre des vivants, et sur les braves gens de Blessy qui ont essayé de panser nos blessures, qui ont eu soin de nos corps sans vie et qui nous ont aimés, oui, aimés, par-delà la mort ».

La messe s’achève dans un recueillement extrême. Après quoi, la foule se rend processionnellement à l’église où le jubé breton est béni après deux éloquentes allocutions de M. le chanoine Flament et de M. l’abbé Julou.

Il est près de quatre heures quand le cortège se reforme au château de M. Parent-Robichez dont le dévouement a compté maints égaux parmi les dames de Blessy. Derrière la jeunesse catholique du village, les sapeurs-pompiers ; le président de l’association des A.C., M. Abel Duval, porteur d’une plaque offerte par eux au 48e RI, marche une délégation de Witternesse où treize autres soldats bretons trouvèrent la mort. Vient ensuite le groupe des prisonniers de guerre et l’armée nouvelle qui fait si excellente et si réconfortante impression. Un détachement impeccable venu d’Aire, sous les ordres du sous-lieutenant Carton, une délégation du 48ème RI venue de Guingamp, porteuse de quatre magnifiques gerbes. Derrière elle, le clergé breton, le conseil municipal, la chorale, la symphonie ; des groupes de bretons, marins et jeunes filles. Les familles bretonnes suivent sur une longue distance, précédées chacune d’un enfant de Blessy porteur du nom du disparu. Ferment la marche le clergé et toute la foule, dont une partie a été transportée d’Aire par les soins de la Maison Noël et pour laquelle les estimations varient de trois à quatre mille personnes. Au cimetière, M. Maries, maire de Blessy, retrace dans tous ses détails la bataille héroïque livrée par le bataillon. Puis M. Bar, maire d’Aire, qui a tenu à honorer de sa présence les familles éprouvées dit son admiration pour cette province à laquelle, l’unissent des liens de parenté. M. le commandant Bas, dans une page brève et pathétique salue ses anciens camarades et leur dît « C’est avec une émotion profonde que nous nous inclinons devant vos tombes, mais par notre foi bretonne nous sommes certains que cette séparation n’est pas éternelle et en vous quittant à regret, ce n’est pas un adieu, mais un au revoir que nous vous adressons ». Prenant ensuite la parole, M. le doyen de Norrent-Fontes insiste sur le devoir qui nous incombe de prier pour ces braves, afin de hâter au plus tôt, si ce n’est déjà fait pour tous, l’heure de la délivrance totale, la fin de l’expiation. Après quoi, le RP. Cotty, franciscain, affirme avec force que le sacrifice des soixante-dix-huit martyrs ne peut pas avoir été inutile. Leur défaite a préparé la victoire et a été séminatrice (sic) de rachats. Enfin, M. l’abbé Kerlévéo porte à tous le remerciement des familles bretonnes et leur message pour la constitution d’une patrie spirituelle indissolublement unie. Entre ces différents discours, la symphonie Aïroise interprète avec son talent habituel des morceaux de circonstance.

Le clairon sonne l’ouverture du ban. M. Herbert, de Witternesse, volontaire et grand blessé de cette bataille, fait l’appel des morts auquel répond un sergent de la garnison d’Aire. La fermeture du ban et la sonnerie aux Morts précèdent une vibrante Marseillaise. Sur les tombes les parents des disparus viennent s’agenouiller et prier et le détachement d’Aire leur présente les armes cependant que le De profundis est chanté. Un tapis de fleurs recouvre la dernière demeure des héros.

Le cortège se rend de nouveau à l’église pour y entendre chanter le salut, au cours duquel M. l’abbé Abiven, nouveau prêtre, apporte un dernier message de consolation qui se termine par la bénédiction d’une plaque portant les noms des soldats, bénédiction donnée par M. doyen de Norrent-Fontes. La cérémonie n’aura pas duré moins de quatre heures.

II n’est certes pas inutile de revenir une fois encore sur les mérites de la population de Blessy qui est digne des plus grands hommages. L’accueil très charitable et profondément chrétien qu’elle a réservé à ses frères de Bretagne et qui resserre une amitié déjà forte, a ému d’une façon toute particulière ceux qui en ont été les bénéficiaires. Leur conscience doit, au fond de leur cœur prodiguer plus de félicitations des remerciements plus ardents que ceux que nous ne pourrions jamais écrire au nom de de tous.

JB

Transcription de l’Écho de la Lys du vendredi 21 septembre 1945

Jean-Paul ROLLAND, janvier 2019

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