Au 14 rue du petit Trotrieux, ancienne maison de tolérance
Par M. Jean-Pierre COLIVET
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Note liminaire
Ce document a pour but de décrire ce lieu situé au 14 rue du petit Trotrieux à Guingamp et de faire connaître un peu mieux qui étaient les pensionnaires de cette maison. Il ne s’agit nullement de prendre parti pour ou contre les approches abolitionnistes ou réglementaristes :
- L’abolitionnisme est issu du mouvement féministe anglais : les maisons closes et la réglementation de la prostitution sont contraires à la dignité de la femme. La prostitution ne doit être ni contrôlée ni interdite. La personne qui se prostitue doit avant tout être considérée comme une victime, une personne vulnérable, qui doit bénéficier d’une protection et d’une réelle possibilité de réinsertion.
- Réglementarisme : né au XIXème siècle de la conviction que la prostitution est un mal nécessaire, inévitable qu’il convient d’encadrer.
Un lieu atypique
Elles se prénommaient Louise-Aimée, Pauline, Sidonie, Marie-Louise ou encore Marthe mais on les connaissait et les appelaient par leur surnom tel que Rosa, Loulou, Lilly, Armande ou Gaby. Elles arrivaient souvent de grandes villes et repartaient vers d’autres cités. Quelques-unes revenaient à Guingamp puis repartaient ailleurs. Qui étaient-elles, qui intéressaient-elles et où vivaient-elles ?
Les Archives municipales de Guingamp renferment un dossier assez bien fourni (cote 1J19) qui permet de retracer une partie de l’histoire de la maison de tolérance du 14 rue du Petit-Trotrieux, aujourd’hui simple maison d’habitation. Un article paru dans le Télégramme daté du 27 décembre 2019 nous apportera quelques détails vus par une riveraine.
Ce type de commerce au pied des remparts est attesté depuis très longtemps. Hervé Le Goff dans Les riches heures de Guingamp (page 596) écrit pour le milieu du XIXe siècle que « la prostitution qui suit la misère s’exerce dans plusieurs maisons isolées sur la banlieue ou dans les faubourgs ». Ici des documents officiels (1J19) permettent de situer un lieu « officiel » avec précision.
Situation et description
Un article du journal Le Télégramme (Virginie Chenard) nous renseigne sur ce lieu : « Une riveraine se rappelle très bien du judas grillagé dans l’épaisse porte d’entrée et de l’étoile lumineuse verte sur le conduit extérieur de la cheminée, visible des places des Petit et Grand Vally. La voir briller signifiait que le lieu était ouvert à la clientèle. Pendant la guerre de 40, beaucoup d’officiers allemands s’y rendaient. On pensait que c’était juste un bar avec des hôtesses très maquillées et des talons hauts. Avant la guerre, le lieu aurait été fréquenté par des soldats français – surtout des cadres de l’armée -, puisque c’est la présence de deux casernes à Guingamp qui a motivé la création de ce qu’on l’appelait alors « le bordel de la garnison. Le propriétaire, très chic, sortait quatre ou cinq filles de temps en temps. Ça ne gênait personne… »
Notre témoin précise aussi qu’à l’époque il y avait une ancre de marine rouge à l’entrée de cette maison un peu particulière et que le lundi, « le poulailler sortait après un samedi soir et un dimanche qui étaient leurs meilleurs jours de la semaine » … La bourgeoisie locale figurait en bonne place parmi la clientèle : elle assure avoir vu y entrer « des messieurs très haut placés de la ville ».
Curieusement c’est un rapport du 6 février 1951 qui décrit les lieux en vue de leur réaffectation à la suite de la fermeture de 1946 dont on parlera plus loin.
L’inspecteur de police André Jegou dans un rapport au secrétaire principal de police OPJ de Guingamp précise :
[…] l’immeuble portant le N° 14 de la rue du Petit Totrieux de Guingamp (ancienne maison de tolérance) comprend :
- Un rez-de-chaussée (3 pièces) ;
- Un premier étage (6 pièces) ;
- Un deuxième étage (5 pièces) ;
- Le tout est recouvert d’une couverture en ardoises.
Par ailleurs (et ce renseignement a disparu de la mémoire collective) une autre maison portant le N°12 comprend un hangar métallique ainsi qu’un jardin d’une contenance de 4 800 m2, sont attenants et font partie de la propriété.
Ces lots ont été vendus le 4 octobre 1946 puis loués.
Encadrement des activités
Le 4 janvier 1882, l’arrêté municipal sur la police des mœurs dans la ville de Guingamp, vu les lois des 16-24 août 1790 et de juillet 1791, l’arrêté des Consuls du 12 Messidor an 8… règlemente l’activité des maisons de tolérance (20 articles visés par le préfet). Ce présent règlement ne sera ni affiché ni publié mais il sera notifié individuellement à qui de droit par les soins du commissaire…
Ainsi l’article 1 définit « que toute femme ou fille se livrant notoirement à la prostitution est réputée fille publique, et en cette qualité astreinte aux obligations du présent arrêté ainsi qu’à toutes celles qui pourraient être ultérieurement prescrites dans l’intérêt des mœurs et de la santé publique ». Elles sont classées en deux catégories (article 2) : « elles sont soit filles en maisons, placées sous l’autorité et la responsabilité des maîtresses de ces maisons, soit isolées car ayant un domicile ou une résidence particulière ou qui logent chez des particuliers ». Cet arrêté signé L. Ollivier, maire de Guingamp, remplace celui du 11 juin 1838, approuvé par le préfet. À charge du commissaire de police de le faire appliquer…
Les filles publiques sont tenues de se faire inscrire au bureau de police et pour les étrangères à la ville d’y déposer leur passeport et un extrait de leur acte de naissance. Ces inscriptions avec tous les renseignements seront recueillies sur un registre spécial tenu par le Commissaire de police.
Ces textes officiels définissent également les visites médicales (qui, horaires, lieu, conclusions de visite) dont la mention sera faite sur la carte de la fille visitée. En cas de maladie reconnue, les filles incriminées resteront au dispensaire et participeront aux travaux de la maison de santé.
L’emplacement même des lieux de tolérance sont définis : « les maisons de tolérance ne pourront être établies que dans des quartiers peu fréquentés, éloignés des édifices du culte, du siège des administrations et des maisons d’éducation ». À Guingamp le lieu convient-il ? Une de ces conditions pourrait être remise en cause par la présence du Juvénat tout proche (emplacement de l’actuelle école primaire Félix Leizour, rue du Grand Trotrieux) …
Les maîtresses de maison
Parmi les documents exploités figure la liste des treize tenanciers pour la période allant de 1875 à 1946. La liasse 1J19 comprend également différents courriers du Commissaire de police, du Maire, du parquet et des futurs tenanciers : demandes d’autorisation d’ouvrir au 14, les différentes réponses, des relevés individuels de condamnation…
Les pensionnaires
Serait-ce la pauvreté qui serait le moteur du choix de ce qui était un métier réglementé à l’époque ? Métier dont on dit qu’il est le plus ancien du monde et dont la question se pose encore aujourd’hui de savoir s’il est librement choisi ou subi comme la pire forme d’exploitation sexuelle.
Alain Corbin dans « Les filles de noce » suggère que cette situation est consécutive à une période de débauche après une vie de désordre. Pour Parent-Duchatelet , la misère ouvrière est un moteur puissant (promiscuité dans les ateliers, salaire insuffisant…)
Parallèlement à ce discours le thème de l’immaturité de la prostituée sera longuement débattu par Alphonse Esquiros : « les prostituées sont restées à l’état d’enfance… »
Quoi qu’il en soit elles arrivent au 14 et repartent dans d’autres maisons… Les documents des Archives ne traitent pas de ce sujet-là. Dommage.
Le registre
Si la police détient son registre, les maîtresses de maison tiennent soigneusement le leur, paraphé par le Commissaire de police.
Le gros cahier que j’ai pu étudier a été établi sur une période s’étendant de 1900 à 1946. La première page contient la mention qui suit :
Le présent registre destiné à Madame *** 12 et 14 rue du petit Trotrieux à Guingamp devra être constamment tenu à jour. Il devra contenir à l’arrivée et au départ les mentions portées aux colonnes sans en omettre aucune. Tout manquement aux prescriptions énoncées rendant défectueuses et même impossibles les recherches qui pourraient être faites par le service de police, il serait dressé procès-verbal de contravention par application de l’article 14 du règlement municipal du 4 janvier 1882.
Le présent registre devra être soumis le 1er jour de chaque trimestre au visa du Chef de la police.
Guingamp le 15 octobre 1900
Le Commissaire de police (signé illisible)
Voici à présent le détail des colonnes de ce registre dont parle le Commissaire de police. Les différents registres que l’on peut trouver sur Internet possèdent les mêmes rubriques.
Numéro ; Nom ; Prénom ; Surnom ; Venant de (à partir de 1942) ; Date de naissance ; Lieu de naissance ; Date d’arrivée ; Date de départ ; Destination.
On trouvera la photo de la personne à partir de juillet 1929.
L’étude du contenu de ces colonnes permet de définir quelques statistiques. Celles-ci restent constantes au gré des périodes, de 1901 à 1946.
– Le nombre moyen habituel de filles est de 4. Il faut y rajouter la maîtresse de maison. Un document de la mairie autorise la présence de 5 filles au maximum. Une demande de 1890 demandant de passer à 6 sera refusée. À certaines périodes le nombre peut descendre à 2 ou 3. Cependant durant les périodes de guerre le nombre de 4 est maintenu. Cette valeur est conforme à la description des lieux faite plus haut.
– L’âge moyen est de 27 ans à l’arrivée. Par tranche d’âge :
Tranche d’âge | Nombre | Pourcentage |
18-22 | 109 | 15,89 % |
23-27 | 280 | 40,82 % |
28-32 | 193 | 28,13 % |
33-37 | 88 | 12,83 % |
38-42 | 10 | 1,46 % |
43-48 | 6 | 0,87 % |
Total | 686 | 100,00 % |
– La durée de leur présence varie d’un jour à trois mois en moyenne.
Jours de présence | Fréquence | Jours de présence | Fréquence | |
De 1 à 7 | 64 cas | 92-98 | 14 | |
08-14 | 59 | 99-105 | 14 | |
15-21 | 62 | 106-112 | 7 | |
22-28 | 49 | 113-119 | 6 | |
29-35 | 45 | 120-126 | 14 | |
36-42 | 44 | 127-133 | 10 | |
43-49 | 24 | 134-140 | 7 | |
50-56 | 28 | 141-147 | 8 | |
57-63 | 25 | 148-154 | 11 | |
64-70 | 19 | 155-161 | 9 | |
71-77 | 13 | 162-168 | 9 | |
78-84 | 12 | 169-175 | 6 | |
85-91 | 17 | … |
– La mention de l’origine des pensionnaires n’est pas renseignée avant février 1942. À partir de cette date on peut voir qu’elles proviennent principalement de Paris (42), de Brest (16), de Saint-Brieuc (12) et de Rennes (9). D’autres villes apparaissent également comme Saint-Malo ou Dinan (occurrences faibles). On peut remarquer que toutes ces villes principales sont des villes de garnison.
– Après leur séjour à Guingamp elles partent principalement vers :
Paris | 186 |
Brest | 133 |
Saint-Brieuc | 102 |
Rennes | 50 |
Morlaix | 42 |
Saint-Malo | 2 |
Inconnu | 14 |
Dinan | 14 |
Nantes | 13 |
… | .. |
Quelques-unes d’entre elles feront plusieurs séjours à Trotrieux (trois au maximum pour cinq pensionnaires).
– Elles sont Bretonnes pour la grande majorité (Finistère largement majoritaire surtout vers 1900-1905, Côtes du Nord, Morbihan…).
– À partir de 1905 les origines sont beaucoup plus diversifiées (région parisienne, Champagne, Nord…). Les données ci-dessous regroupent les 193 lieux de naissance les plus fréquents pour la période 1900-1905.
Lieu de naissance | Fréquence |
Brest 29 | 46 |
Lambezellec 29 | 21 |
Paris 75 | 21 |
Saint-Pierre Quiberon 56 | 14 |
Nantes 44 | 10 |
Cléré 76 | 9 |
Lorient 56 | 9 |
Mûr 22 | 9 |
Rennes 35 | 8 |
Saint-Brieuc 22 | 8 |
Saint-Malo 35 | 7 |
Tréglonou 29 | 7 |
Lambézellec 29 | 6 |
Paris 14e 75 | 6 |
Ploumiliau 22 | 6 |
Saint-Servan 35 | 6 |
La surveillance sanitaire
L’hygiène a toujours été un souci permanent. Le moindre soupçon de maladie faisait que la fille incriminée partait à l’hôpital et mention en était apposée dans le registre. On retrouve par-ci par-là ces mentions mais en nombre très restreint (18 cas mentionnés sur 748 pensionnaires). Curieusement ces indications concernent la période 1939-1945. Cela signifierait-il que l’on prenait avec plus de sérieux les problèmes de santé qu’avant ? Mais n’oublions pas la présence de l’occupant.
Le 4 février 1904, la surveillance sanitaire est redéfinie dans un arrêté :
Nous, Jules Adam, Maire de Guingamp…arrêtons :
– Article 1er : la visite réglementaire des femmes inscrites aura lieu quatre fois par mois (jusqu’ici elle n’avait lieu que trois fois par mois) […]
– Article 3 : toute femme entrante sera munie d’un certificat de santé délivré dans la localité qu’elle vient de quitter […]
– Article 4 : toute femme atteinte de maladie v*** sera immédiatement hospitalisée. La maison de tolérance supportera les frais de cette hospitalisation. […]
Une autre pièce définit quel sera le médecin en charge du contrôle sanitaire. À cet effet il percevra une indemnité de 10 francs par femme et par visite. Madame la tenancière versera dans la caisse municipale une somme égale aux indemnités à percevoir par le médecin.
Le document ne nous dit pas si la tenancière ne se faisait pas rembourser par les filles de sa maison…
Le 10 janvier 1938, un autre arrêté fixe la limite d’âge des médecins des services de contrôle à 65 ans. Il est demandé au médecin chargé du contrôle d’adresser des propositions en vue de son remplacement… En 1939, le maire de Dinan précise au maire de Guingamp que l’infirmière visiteuse qui accompagne le médecin reçoit, sur le budget de la ville, une indemnité annuelle de 1 000 francs, mise à la charge de la tenancière.
Petite traduction de la monnaie : les niveaux de vie (hier-aujourd’hui) sont difficilement comparables mais le prix du pain est un bon indicateur (on mangeait environ 600 grammes de pain par jour et par personne au début du XXe siècle et seulement 350 grammes durant la période de l’occupation.)
– 10 francs de 1904 : environ 43 euros ( ?). Le kilogramme de pain valait 0,355 franc-or ;
– 1 000 francs de 1939 : environ 540 euros ( ?). Le kilogramme de pain valait 0,348 franc.
La période 1939-1945
En 1941 le maire de Guingamp adresse un courrier au préfet lui rendant-compte que contrairement à l’avis du conseil municipal, il se plie à l’arrêté préfectoral demandant l’ouverture d’un débit dit « hygiénique », situé à proximité du cimetière de la Trinité, le l’Institution Notre-Dame et de l’EPS fille. Il demande la fermeture de cet établissement.
Dans ce même courrier il rend compte qu’à part les pensionnaires de la maison de tolérance, il n’existe pas de filles soumises reconnues se livrant à la prostitution, ni souteneurs.
Pourtant, un autre courrier du commissaire de police adressé au commandant de la Feldgendarmerie fait état de prostitution libre avec des militaires de l’armée d’occupation. Ainsi une quinzaine de femmes sont mentionnées dans ce courrier officiel dont, par exemple :
– […] Marie *** demeurant xxx dont le mari est prisonnier en Allemagne ;
– Jeanne *** demeurant xxx dont le mari est prisonnier en Allemagne ;
– Francine *** rue xxx tient chez elle un lieu de rendez-vous des militaires et des femmes ;
– La nommée Marie *** aurait son lieu de rendez-vous chez Mme ***, Mme *** et Mme *** chez Mme Vve *** […]
– Je ne manquerai pas de vous signaler le cas échéant les cas identiques qui seraient portés à ma connaissance par les agents de mon service à qui j’ai donné des instructions à ce sujet.
Comme on peut le voir, tout se voit, tout se sait et tout remonte à l’occupant…
La fermeture
Le registre guingampais s’arrête à la date du 29 juin 1946 par l’inscription d’Alice *** dite Mauricette, âgée de 30 ans. Pourquoi cet arrêt des inscriptions ?
Il faudra attendre les années 1930 pour que la morale admise soit remise en cause.
Durant les années 1930 de nombreuses campagnes en vue de l’interdiction de la prostitution n’ont pas réussi à entraîner leur fermeture. Aux archives municipales (1J19) on trouve deux documents datés de 1942 et de 1945, émanant des milieux catholiques et de la Ligue française pour le relèvement de la moralité publique demandant au Maréchal Pétain de fermer ces établissements et de poursuivre en justice les tenanciers. Ainsi, en 1942 « nous avions pensé, Monsieur le Maréchal, que votre gouvernement allait ordonner :
– Que les maisons de tolérance officielles seraient désormais fermées (en commençant par la zone libre), que les lieux de débauche clandestins seraient désormais traqués ;
– Que le système honteux et scandaleux dit de la « réglementation de la prostitution » serait enfin aboli ;
– […] que l’infâme syndicat des tenanciers « l’amicale des maîtres d’hôtels meublés de France et des colonies », trust de trafiquants de femme, de la corruption et du chantage, serait frappé d’interdiction […]
Les maisons seront également directement visées à la fin du conflit car les tenanciers ont bien souvent pactisé avec l’occupant. L’analyse du registre montre que le nombre de filles permanentes sera très stable durant cette période troublée.
Marthe Richard, élue conseillère dans le 4e arrondissement de Paris, dépose le 13 décembre 1945 devant le Conseil municipal de Paris un projet pour la fermeture des maisons closes. Le 9 avril 1946, le député Marcel Roclore présente le rapport de la Commission de la famille, de la population et de la santé publique, et conclut à la nécessité de la fermeture. Le député Pierre Dominjon, membre du Cartel d’action sociale et morale, dépose une proposition de loi dans ce sens qui est votée le 13 avril 1946 à la chambre des députés.
Le 17 juillet 1946 le secrétaire principal de police en résidence à Guingamp, OPJ et auxiliaire de Monsieur le Procureur de la République, accompagné de Me Milon, maire de Guingamp, se sont présentés au 14 pour annoncer la fermeture de la maison de tolérance. La tenancière du moment, après avoir pris connaissance des documents présentés a déclaré : « Conformément à vos instructions je ferme mon établissement à partir de ce jour 17 juillet 1946. ». Elle remettra sa licence de débitante de boisson et l’arrêté municipal l’agréant comme tenancière de maison de tolérance.
Ainsi l’établissement est fermé, une page se tourne. Les cinq filles présentes partiront vers d’autres destinations, à savoir vers (le registre est rempli jusqu’au bout !) : Brest (2), Paris (2) et Rennes. Ont-elles continué clandestinement leur activité ? Nul ne le sait…
Que deviendront ces 12 et 14 rue du petit Trotrieux ?
La réaffectation des lieux n’est pas aisée. Le 22 janvier 1951 le Préfet adresse au Maire de Guingamp une lettre l’informant que : « le Conseil d’État estime que l’article 1er de la loi du 13 avril 1946 (loi dite Marthe Richard) prive le propriétaire, quelle que soit la date d’acquisition de l’immeuble de la facilité de déterminer l’affectation et de pourvoir à l’occupation d’une ancienne maison de tolérance. La Haute assemblée pousse ce raisonnement jusqu’à ses conséquences extrêmes puisqu’elle estime que les locaux en question ne peuvent être légalement occupés qu’en vertu d’un ordre de réquisition. […] Il ne saurait être question de jeter à la rue des locataires de bonne foi, actuellement installés. […] En conséquence, pour me permettre d’apprécier s’il y a lieu ou non de recourir à la réquisition je vous serais très obligé de bien vouloir inviter M. le commissaire de police à s’assurer que cet immeuble sert uniquement à l’habitation de l’ancienne gérante et de sa famille. »
Dans son rapport du 6 février 1951, l’inspecteur de police décrit les lieux (voir en tête d’article). Il précise que ces immeubles ont été vendus par M. *** et Mme *** son épouse le 4 octobre 1946 à M. ***. L’acte de vente a été dressé par Me *** le 11 octobre 1946. L’ancienne tenancière a quitté la ville depuis cette date et sont actuellement domiciliés à Argenteuil.
Les nouveaux propriétaires ont loué verbalement leur propriété à 5 locataires (MM. ***) dont les familles sont honorablement connues à Guingamp. Les propriétaires se sont réservé un hangar ainsi que le jardin où ils exploitent un atelier de menuiserie…
En conclusion
La mémoire de ce lieu autrefois assidûment fréquenté par « les militaires, les godelureaux et les notables en goguette » (Hervé Le Goff) est encore présente chez les personnes qui ont connu la fin de l’occupation. Je me souviens d’une personne qui me disait y avoir porté du gaz pour que les pensionnaires puissent se chauffer en hiver. Une autre personne m’a également parlé d’une maison située tout en bas de la venelle du moulin de la ville. Ceci montre que cette activité, si elle était farouchement mise à l’index par une partie de la population, elle pouvait également faire partie du paysage urbain. Je me garderai bien de trancher…
Jean-Pierre COLIVET
Octobre 2023
Remerciements à l’amicale du Nid Bretagne pour sa relecture et son aval pour la publication de l’article
Sources
• Archives municipales de Guingamp (1J19)
• Les riches heures de Guingamp, Hervé Le Goff (2004)
• Article du Télégramme du 27 décembre 2019
• Photos : Jean-Pierre Colivet et Jean-Paul Rolland
• Les filles de noce d’Alain Corbin