Kerprat

Kerprat

Par M. Jean-Paul Rolland

 

La propriété de Kerprat fut construite par Adolphe Chareton (1853-1920), à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle, de style néo Louis XIII, maison fantaisiste qui cherche à inscrire dans le paysage leur réussite sociale. En effet, Adolphe Chareton, marié avec Yvonne Droniou, fait commerce de textile, confection hommes et enfants… Leur négoce situé sur la place du Centre, avec leurs entrepôts, rue du Grand Trotrieux pour alimenter leurs magasins de Lannion, Tréguier, Paimpol, Saint-Brieuc, vend également sur les marchés. Le couple aura huit enfants et leur habitation dénommée la « villa du Lutin » est située dans la rue du Général De Gaulle.

Personnel du magasin du couple Adolphe Chareton-Marie Droniou, place du Centre où l’on trouvait : meubles, tissus, confection…
Modernisé dans les années 1930 puis transformé en libre-service Prisunic au début des années 1950.

 

Adolphe Chareton installera son fils Adolphe Chareton (1878-1907) prêtre. Celui-ci est secrétaire des œuvres de la jeunesse du diocèse de Saint-Brieuc et Tréguier, l’un des diffuseurs des idées du Sillon. Le Sillon est un mouvement politique et social français fondé en 1894 par Marc Sangnier (1873-1950). Il vise à rapprocher le catholicisme de la République, en offrant aux ouvriers une alternative aux mouvements de la gauche anticléricale et « matérialiste ». Justice sociale, responsabilité politique, solidarité, laïcité, ouverture de l’Église, paix, construction européenne, sport : dans tous ces domaines, Marc Sangnier, même s’il est peu connu des jeunes générations, a été un précurseur, un pionnier).

Malheureusement, l’abbé Adolphe Chareton (fils) décèdera en 1907.

 

Propriété initiale construite à la fin du XIXe – début XXe siècle

 

Adolphe Chareton, père, cédera la propriété à une congrégation de religieuses Franciscaines de Seillon (maison mère à Bourg-en-Bresse dans l’Ain), congrégation de droit pontifical fondée en 1867. À l’origine, Seillon était un orphelinat de garçons, fondé par le père Griffon en 1860. Quelques années plus tard, il créait la congrégation des sœurs franciscaines de Seillon.

 

Les Franciscaines de Seillon à Péronnas (Ain)

Le 1er mars 1860, le père Jean-Marie Griffon (1815-1890), directeur des petites sœurs de Jésus franciscaines de Saint-Sorlin fonde dans l’ancienne chartreuse de Seillon à Péronnas, un orphelinat avec formation à la vie agricole. Il fait appel aux petites sœurs de Jésus franciscaines pour gérer l’établissement. En 1867, il démissionne de son poste de directeur et Seillon se sépare de Saint-Sorlin pour devenir une congrégation autonome. Elles porteront aussi le nom de Franciscaines Servantes de Jésus ou Franciscaines de Notre-Dame des Orphelins. En 1888, les sœurs de Seillon sont appelées pour s’occuper d’un orphelinat crée en 1860 à Ordan-Larroque ; en 1893, les sœurs se séparent de Seillon pour devenir les Franciscaines de la Providence agricole de Saint-Louis et s’agrègent à l’ordre franciscain en 1925. Elles se rattachent à Seillon en 1929. (Source : Wikipédia).

 

L’orphelinat de Kerprat

À Kerprat, les religieuses Franciscaines de Seillon avaient en charge d’élever et d’éduquer des enfants abandonnés. L’orphelinat avait un grand potager et tout le monde y travaillait. Il vivait presque en autarcie, se nourrissant grâce à l’élevage et à la culture sur les 3,5 hectares de la propriété.

Orphelinat de Kerprat dans les années 1929-1930

Cet orphelinat recueillait entre 20 et 30 enfants. En plus de l’éducation générale et religieuse qu’ils recevaient, ils étaient initiés aux travaux agricoles et cultures potagères sous la surveillance de personnes laïques intervenantes de l’extérieur.

Le 21 juillet 1945, les enfants de l’orphelinat seront reçus et salués par le général de Gaulle lors de sa visite à Guingamp.

 

Au fil des années, l’orphelinat se dotera d’une chapelle construite par l’architecte guingampais Le Fort ainsi que de nouveaux bâtiments afin de mieux loger les enfants.

L’abbé François Dobet sera aumônier de l’orphelinat de 1937 jusqu’à sa mort en 1962. Il était également professeur au collège de l’Institution Notre Dame.

Chapelle

Bâtiments en 1963

 

Témoignage d’un orphelin arrivé en 1929, à l’âge de quatre ans

Jacques Papin de 1929 à 1936, extraits de son livre : « Le sixième homme : un adolescent dans le maquis du pays de Bray » (éd. Cheminements – 2006).

École : huit heures d’école par jour, menées tambour battant par une maîtresse extérieure à l’établissement qui nous initie aux bases élémentaires de la morale, à l’instruction civique, à la grammaire, à la lecture à haute voix, à la dictée, au calcul et à l’écriture avec une plume Sergent Major…

Réfectoire : le silence est de rigueur après le bénédicité et gare à celui qui transgresse cette consigne !

Dortoir : situé dans le sous-sol du bâtiment il peut contenir une trentaine de lits, nous sommes bien plus à devoir coucher sur des matelas posés à même le sol en ciment. Les waters sont des cabinets à la turque.

Il y avait des vaches pour s’approvisionner en lait ; une dizaine de cochons à l’engraissement pour notre consommation de viande et un immense potager pour contribuer à notre ravitaillement en légumes.

Le samedi matin plusieurs sœurs « quêteuses » coiffées de leur cornette blanche partaient au marché de Guingamp récolter quelques fonds pendant que sœur Isabelle avec une carriole tirée par l’âne Pompon récupérait les « invendus ».

Le samedi soir, pour être « présentables » aux différents offices du lendemain, les sœurs nous lavent la tête au savon noir alors qu’à notre arrivée nos cheveux avaient été coupés ras !

Été comme hiver, les dimanches sont l’occasion de rituels immuables, pas question de faire la grasse matinée.

Dès 6 h 30, la cloche interrompt notre sommeil.

Messe dans la chapelle de l’orphelinat, repas comme d’habitude, puis direction l’église de Ploumagoar pour chanter les vêpres, un petit casse-croûte puis retour à la chapelle pour le salut. Soirée consacrée à l’éducation religieuse puis la traditionnelle soupe aux légumes qui compose l’essentiel du repas du soir. Et avant de se coucher, nous devions cirer nos chaussures et soigneusement ranger nos habits dans leurs plis. Enfin, avant de pouvoir nous glisser dans les draps, à genoux sur le ciment, une derrière prière que sœur Mathilde nous conseille de poursuivre dans notre lit jusqu’à ce que le sommeil enfin nous emporte…

Une fois par an les enfants n’échappaient pas à la purge à l’huile de ricin « pour vous maintenir en bonne santé » disait la mère supérieure !

L’invitation à la prière est pratiquement l’objet de tous les instants, la mère supérieure et les sœurs ne se privent d’ailleurs pas de nous motiver : « Plus Dieu tu prieras, plus Dieu t’aidera ! »

En 1936, l’orphelinat subira d’importants travaux, en particulier le dortoir où sera mis du parquet ciré.

Mais en 1970, ces religieuses perdirent le droit d’éduquer les enfants de la DASS (Direction des Affaires Sanitaires et Sociales). Elles quittent Guingamp en 1978 ; le domaine restera vide pendant 5 ans ! Seul un bâtiment servira de dortoir aux jeunes filles du collège Notre Dame.

 

Les Augustines

Arrivée des Augustines en 1983

 

« Qui (Jésus) te couronne de fidélité et de tendresse », qui peut se traduire aussi :
« Ta couronne, ton pouvoir, c’est la Miséricorde. »

 

 

En 1983, les vingt-trois religieuses quittent le couvent de l’hôpital pour rejoindre Kerprat. Ce monastère appartient à la Congrégation des Augustines de la Miséricorde de Jésus.

Elles en font une maison de retraite pour elles et une maison d’accueil pour les personnes en difficulté passagère. Néanmoins quelques sœurs continueront d’exercer leur métier à l’hôpital en attendant leur retraite.

Comme toute communauté religieuse, la vie des Augustines est rythmée par des temps forts de prière collective dans la chapelle :

  • 08 h 30 : les laudes, suivies de l’Eucharistie ;
  • 13 h 30 : l’office du milieu du jour ;
  • 18 h 00 : les vêpres ;
  • 20 h 00 : les complies.

Au cours de la journée, chacune peut pratiquer des temps de recueillement dans un petit oratoire.

Les sœurs Augustines restent hospitalières, grâce, notamment, à une petite structure pour onze handicapés : huit femmes et trois hommes ; avec l’aide d’une éducatrice, elles se passionnent pour divers travaux artistiques : patchwork, canevas, peinture et divers arts plastiques. Enfin, elles hébergent, en lien avec des assistantes sociales du Centre Médico-Psychiatrique (CMP), quelques adultes handicapés stabilisés et adaptés à la structure dont certains se rendent à Plouisy pour travailler dans l’établissement médico-social de Plouisy : l’atelier protégé Pen-duo-bihan.

Puis elles font l’accueil, momentanément, de personnes en difficulté ou qui ont besoin de se reposer, en quête d’un espace de recueillement, de réflexion, d’échanges ; les sœurs ont encore là, l’occasion d’exercer leur service de miséricorde.

Kerprat dispose aussi d’une salle qui se prête bien à des expositions, des causeries ou des conférences ainsi qu’un parc d’une superficie de trois hectares et demi. Le site dispose également d’un petit cimetière où reposent les sœurs franciscaines de Seillon décédées à l’orphelinat ainsi que la tombe de leur aumônier, l’abbé François Dobet, inhumé le 20 octobre 1962.

Les sœurs Augustines lors d’un temps de prière dans la chapelle

Les douze communautés des Augustines de la Miséricorde situées en Europe et en Afrique sont coordonnées et animées par une Fédération des Augustines de la miséricorde approuvée par Rome en 1946.

La communauté de Ploumagoar, composée de huit sœurs (à ce jour, 2020), est confrontée à plusieurs enjeux :

  • La diminution du nombre de sœurs ;
  • L’augmentation de la dépendance de plusieurs sœurs aînées ;
  • De nombreux espaces non utilisés…

Dans ce contexte, la communauté a disserté pendant plusieurs mois pour préparer l’avenir du site. Aujourd’hui, la fermeture de la communauté de Ploumagoar est envisagée. Les sœurs rejoindront progressivement d’autres communautés de la Congrégation (Gouarec, Morlaix…) Elles ont décidé de mettre en vente le couvent de la communauté et le parc, mais pas à n’importe quelles conditions.

En juin 2020, les sœurs Augustines lancent un appel à projets pour développer sur une partie ou sur l’ensemble de ce site des initiatives d’accueil, des projets d’hébergement ou des dispositifs sociaux ou médico-sociaux. Ces projets seront portés par des acteurs associatifs, institutionnels ou des particuliers soucieux de faire perdurer le charisme des sœurs au service des plus vulnérables. La chapelle sera bien évidemment préservée comme lieu de prière et d’activité cultuelle, contribuant au rayonnement de la vie ecclésiale sur le territoire. Le grand parc offre des opportunités pour des projets de maraîchage ou de permaculture dans la dynamique de la lettre encyclique Laudato si du pape François publiée le 24 mai 2015, qui nous invite à devenir des artisans de la « conversion écologique ».

Pour négocier l’avenir de Kerprat les sœurs, sous la houlette de sœur Monique-Marie Benoît, assistante générale de la Fédération des communautés des Augustines, se sont entourées d’une agence « Karism Conseil » dirigée par François Xavier Choutet (voir l’article de Ouest-France ci-dessous).

Les sœurs de Kerprat après une vie de labeur se sont retirées dans cette maison de notable (elles logent dans la tour qu’elles nomment : le château !) et ont continué d’œuvrer pour les personnes qui avaient besoin d’un soutien quelconque : « On soignait les cœurs et on priait pour ceux qu’on servait. Travailler, aimer les autres, c’est une vie bien remplie ! » Telle est leur raison de vivre.

Jean-Paul ROLLAND, janvier 2021

Cérémonie de départ à la basilique le 7 février 2021
en présence de Mgr Moutel, évêque de Saint-Brieuc et Tréguier

 

Remerciements

  • à Jean-Louis Pinson pour ses photos et ses témoignages ;
  • aux sœurs Monique-Marie et Marie-Benoît de m’avoir accueilli dans leur couvent ;
  • à Jeff Philippe pour ses remarques et conseils ;
  • à J.-P. Colivet (photo du départ des Augustines le 7 février 2021)

 

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