La prison de Guingamp (1841-1951)

La prison de Guingamp (1841-1951)

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Par M. Jean-Pierre COLIVET

Après la Révolution française il fut nécessaire de doter la ville de Guingamp d’une prison moderne, adaptée aux besoins. En effet, le lieu d’enfermement de la ville, après s’être situé dans une des tours de la porte de Rennes puis au couvent des Carmélites rue Saint-Yves, devait être repensé.

En 1829 le conseil général vota un premier fonds pour construire une nouvelle prison à Guingamp. Ce sera le point de départ de l’histoire de cette nouvelle maison d’arrêt.

Dans les années 1820-1830 les idées philanthropiques du siècle des Lumières reviennent en force et sous la monarchie de Juillet elles verront le jour grâce à Charles Lucas qui s’inspirera des idées de Tocqueville.

Charles Lucas, Alexis de Tocqueville et le système auburnien

Charles Lucas (1803-1889)

Charles Lucas est né à Saint-Brieuc en 1803. Son grand-père était couvreur et son père lieutenant de la Garde nationale puis receveur des domaines. Il fit ses études au collège de Saint-Brieuc puis au collège Bourbon à Paris (Lycée Condorcet actuel, dans le 9e arrondissement de la capitale).

Tout jeune, il assistera à l’exécution d’un condamné (guillotine) puis au marquage au fer rouge d’un autre. L’horreur et l’émotion le marqueront profondément.

Il poursuivra ses études à la faculté de droit puis deviendra avocat en 1824.

À la suite de l’assassinat du duc de Berry (fils du futur Charles X) par Louvel en 1820 il engage une discussion sur la question de la peine de mort en matière politique. En 1826 il participe à 2 concours à Paris puis à Genève sur la légitimité et l’efficacité de la peine de mort et obtient deux prix et la publication de son mémoire. En 1828 il publie 3 ouvrages sur le système pénitentiaire en Europe et aux États-Unis.

En 1830 il demande au roi Louis Philippe d’abolir la peine de mort et en 1830 il devient inspecteur général des prisons.

En 1865 il prendra sa retraite et décèdera en 1889.

La théorie de Charles Lucas

La punition imposée au coupable est légitime : ce n’est pas une vengeance de la société et le coupable doit pouvoir s’amender pour sortir « guéri » de la prison. Il s’agit donc de mettre en œuvre des moyens psychologiques, éducation, morale, religion, travail afin d’avoir un effet assuré grâce à l’isolement. La solution de la construction d’une prison cellulaire s’impose. C’est le système dit « auburnien » du nom d’une prison de cette ville en Pennsylvanie (USA).

Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Alexis-Henri-Charles Clérel, comte de Tocqueville, appelé Alexis de Tocqueville, est né à Paris le 29 juillet 1805 et mort à Cannes le 16 avril 1859. C’est un philosophe politique, historien, précurseur de la sociologie et homme politique français.

Bachelier en 1823, il est licencié en droit en 1826. Il est nommé juge auditeur en 1827 au tribunal de Versailles, où il rencontre Gustave de Beaumont, substitut. En 1830, après avoir prêté à contre-cœur serment comme magistrat au nouveau régime de la monarchie de Juillet, tous deux sont envoyés aux États-Unis en 1831 pour y étudier le système pénitentiaire américain. Ils y restent près de 10 mois, où ils y rencontrent des membres de la société américaines, des Français du Canada et du Mississippi, et de nombreuses personnalités, parmi lesquelles le procureur général de l’État de Louisiane, Étienne Mazureau, qui leur fournit un grand nombre d’informations sur le plan juridique.

Ils tireront de ce voyage un rapport intitulé « Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application », qui paraît en 1833, dans lequel ils portent un jugement global sur la capacité des pénitenciers à réformer les criminels qui y sont enfermés. Le rapport est adressé à tous les préfets en octobre 1832.

Dans les Côtes du Nord, le rapport arrive à point nommé. En effet, le préfet vient de demander à l’architecte du département, Louis Lorin (1781-1846), de proposer des plans pour la construction de la maison d’arrêts de Guingamp.

Le système « auburnien »

Il s’agit d’un isolement du prisonnier, uniquement la nuit. De jour il participe à des ateliers en commun mais où le silence est de rigueur. Des cours de promenades sont aménagées. Toutefois, l’impression d’isolement est très forte à cause des murs de clôture très élevés, de la double enceinte, des fenêtres à solides barreaux, de la demi-obscurité des cellules, des portes très verrouillées et des judas de surveillance. On est donc très loin des prisons anciennes.

Pour la rééducation du prisonnier, on compte sur l’appoint de la morale, de la religion et du travail.

Ce système est utilisé en Belgique depuis 1772 où l’on notera qu’il y a moins de récidives qu’ailleurs. On disait que les belges venaient accomplir leurs méfaits en France car ils redoutaient les prisons cellulaires belges…

Du projet à la construction

La prison cellulaire de Guingamp : le cahier des charges

Cette création sera une adaptation par Louis Lorin du système auburnien selon le rapport fait par Alexis de Tocqueville et ce ne sera pas une modification de l’existant. Ainsi, la prison des carmélites sera abandonnée et la prison d’arrondissement sera volontairement petite.

Le cahier des charges prévoit la construction de 35 cellules de 4 m par 1,75 m, des ceintures de cours et préaux séparés sans accès direct. L’ensemble est enfermé par deux murs concentriques et un chemin de ronde. La prison est proche de la caserne saint-Joseph où il y a 50 militaires.

Il y aura séparation des condamnés et des prévenus et les cellules des femmes seront à part.

Des latrines avec préau et portes à mi-hauteur seront construites dans chaque cour.

Par ailleurs, on y trouvera quelques pièces plus grandes dites à « pistoles » pour les détenus qui auront payé une certaine somme, des parloirs pour le contact avec juges et les avocats et une infirmerie où une sœur de la sagesse était infirmière.

Un cachot sera prévu pour la mise au secret et des locaux « passagers » seront construits.

Les repas seront pris dans les cellules aux portes entrebâillées (toutes dans le même sens pour ne pas se voir et parler). La circulation se fera sur des galeries extérieures ouvertes afin que la surveillance puisse s’exercer.

La réalisation

En 1832 le premier projet, une prison sur trois niveaux, ne sera pas retenu car trop cher et hors budget (76 630 F)

Un second projet ne verra pas le jour car, s’il est moins cher que le précédent, il ne contiendra pas tout ce qu’une prison doit offrir en matière de sécurité.

Le troisième projet de 1833 sera soumis au conseil général et sera approuvé. Il en coûtera 66 040 F et sera réalisé sur deux niveaux.

Description de la future prison

Il s’agira de 4 logis avec cour intérieure comportant en son milieu une chapelle.

En entrant on trouvera un corps de logis avec une cuisine, le logement du concierge et l’infirmerie, un guichetier, un petit bureau, un cabinet pour le domestique, une chambre pour le juge d’instruction.

Dans les bâtiments latéraux on y installera les hommes et les garçons détenus séparés entre condamnés et prévenus, neuf chambres séparées et indépendantes dont 2 à pistoles, six cachots.

Dans le bâtiment du fond logeront les femmes et filles accusées et condamnées, séparées en quatre chambres. L’infirmerie sera installée à l’étage.

Autour de ces bâtiments, on disposera de neuf cours séparées et surveillance depuis les angles. Aucune vue de la cour n’est possible depuis les cellules.

Les chemins de ronde seront dominés par des murs de 3,40 m à l’intérieur et de 5,10 m à l’extérieur. Les angles des murs seront arrondis pour éviter que l’on puisse les escalader. Les loges des chiens seront en légère hauteur dans le chemin de ronde pour qu’ils puissent mieux sentir les odeurs.

On notera quelques innovations telles que la présence d’un puits dans la cour centrale mais aucun autre équipement sauf, cependant, dans une pièce (côté hommes condamnés, repère A sur le plan) où il y a un évier en granit. Une chapelle centrale d’inspiration italienne sera construite comme dans les prisons suisses. Les galeries seront en bois.

La séparation des prisonniers

Partout en France les prisonniers seront enfermés dans des établissements en fonction de la gravité des peines prononcées. Ainsi, à Guingamp on trouvera des prévenus et des condamnés à moins d’un an, relevant du tribunal correctionnel, alors que dans les maisons de justice (départementales) y seront les détenus du tribunal criminel départemental. En centrales s’y retrouveront les condamnés à plus d’un an d’emprisonnement.

Les prisonniers seront séparés par sexe (hommes / femmes) et par âge. Ainsi les jeunes de moins de 16 ans seront dans quartier réservé pour éviter les violences et les abus sexuels dans les dortoirs alors que ceux de plus de 16 ans on fera la différence entre prévenus et condamnés.

La prison cellulaire de Guingamp, le chantier

Le financement sera au centre de la construction. Comme pour tout projet il y aura des dépassements mais aussi des modifications du cahier des charges. On pourra retenir, par exemple, que les murs d’enceinte seront portés à 6,10 m au lieu de 5,10 m comme prévu, que des grilles seront apposées dans les chemins de ronde ce qui entraînera un surcoût de 2 000 F amenant le projet à 68 000 F. Qui devra payer le surcoût : Guingamp ?

La ville devra trouver un terrain car celui prévu appartient à un propriétaire privé (en toute bonne foi…)

Alors Guingamp pourra faire face à l’excédent financier en utilisant les pierres des fortifications en cours de démolition et en souhaitant que les administrateurs tirent un bon prix du terrain des carmélites en ville.

La prison devra être construite en 18 mois sous peine de 40 F de réduction par jour de retard. Le 15 juillet 1836 le chantier commence pour une fin programmée le 15 janvier 1838.

Finalement, après beaucoup de difficultés, la nouvelle prison accueillera les premiers prisonniers début mai 1841 mais les cours sont des cloaques, les fosses des latrines sont des citernes (sic) et il faudrait paver la cour… et la chapelle ne sera pas construite dans la cour principale car elle gênerait la surveillance des prisonniers.

L’expérimentation cellulaire

 Le personnel

Un bon personnel est le pivot du régime pénitentiaire et il faudra s’attacher à la qualité du recrutement. Charles Lucas tente d’introduire les ordres religieux à la place des gardiens.

On trouvera deux surveillantes pour les femmes (une sœur surveillante qui est la supérieure des Filles de la sagesse) et une gardienne de nuit qui s’occuperait de la lingerie le jour. Par ailleurs on disposera d’un bon gardien chef pour les hommes afin d’y faire régner la discipline.

La vie quotidienne

La nourriture consistera à deux repas par jour pris dans les cellules :

  • Bouillon avec quelques légumes,
  • Distribution à 10 h le matin et à 16 h ou 18 h le soir selon la saison,
  •  200 g de viande le dimanche (avant cuisson),
  •  750 g de pain par homme et 700 g pour les femmes. La distribution a lieu à 8 h,
  • L’alcool et le tabac sont interdits aux condamnés et aux jeunes détenus,
  • Le vin, le cidre, la bière et le tabac (dans la cour) sont réservés aux prévenus.

La tenue est réglementée : les prévenus restent avec leurs vêtements personnels alors que les condamnés ont une tenue spécifique. Les hommes portent pantalon, gilet, sabots, et on leur remet une chemise pour 8 jours. Les femmes reçoivent camisole, jupon de dessous, coiffe, chaussettes ou chaussons, sabots, chemise et une cornette pour la nuit.

Le blanchissage est assuré par les sœurs de la sagesse. La salubrité et la santé donneront entière satisfaction à l’ouverture. Chaque détenu possède son pot de nuit et aucune contagion, sinon que les maladies apportées lors de l’incarcération, n’est à déplorer.

On notera la présence d’un seul évier en granite dans une des cellules des hommes condamnés (repère A sur le plan).

Hélas, en 1845 des odeurs viennent des vastes sièges en pierre et se répandent dans les préaux… Toutefois, malgré ce problème d’hygiène, on ne signalera aucune contagion et les seules maladies signalées seront celles apportées lors de l’incarcération.

Concernant le culte il n’y aura pas de messe de célébrée de 1841 à 1844 et comme la chapelle n’a pas été construite, une cellule de 3 x 4 mètres est affectée au culte en 1845.

Discipline et punitions : c’est la règle du silence complet : les cris et chants sont interdits, les conversations à haute voix interdites. En aucun cas les détenus ne peuvent poser de réclamation collective sous peine de privation des aliments supplémentaires, de promenade, de visite, de correspondance et de lecture ou de mise à l’eau et au pain pendant 3 jours, de mise en cellule de punition, voire de mise aux fers dans les cas les plus graves.

Dès l’ouverture de la prison des prisonniers de passage sont menés à la prison par voiture cellulaire. Celles-ci datent de la monarchie de juillet (1830). Avant, il fallait 1 mois pour les transporter en charrette de Paris à Brest. Il ne faudra plus que 3 jours. Ces voitures comportent 12 cabines individuelles.

En 1853 une réorganisation du système pénitentiaire entraînera l’abandon de l’enfermement individuel. L’opinion publique pense que l’on vit mieux en prison qu’au dehors. L’isolement est alors perçu comme un luxe par les politiques. À Guingamp on augmentera la capacité des grandes cellules. Au total la capacité globale d’accueil passera de 50 à 70 prisonniers.

 Des évasions (rares)

Une première tentative a eu lieu en 1854. Le prisonnier est repris avant l’exécution de son projet.

En 1895 une tentative avortera.

En 1925 auront lieu les affaires Basile ALINITCHENSKY (un russe).

Première phase. Il est condamné à 8 ans de prison pour vol avec effraction depuis le 15 mai (c’est une récidive après une première condamnation de 6 ans). Il est à la prison depuis le 5 mars. En attente de transfert il dérobe dans sa cellule et au travail de quoi faire une échelle de corde : sacs, ficelle, barreaux du crachoir en bois de la cellule… Il lance son échelle de corde et passe le premier mur mais lors du franchissement du second mur, elle casse et il est vu par le gardien-chef Butet. Le russe essaie de l’étrangler. Sa femme voit la scène, lui passe son pistolet. Il tire. Le prisonnier est blessé. Butet recevra la médaille de la pénitentiaire et sa femme une lettre de félicitations de la hiérarchie. Les édiles municipaux lui donnent le prix du legs de Mme Veuve Lefort.

Deuxième phase : deuxième tentative. Au retour de l’hôpital il est condamné à 60 jours de cellule et en sort le 10 août. Il recommence et il est repris. Il est condamné à 60 jours de secret.

Troisième phase : septembre. Troisième tentative. Il est enfermé, menottes aux mains, entraves aux pieds, dans une pièce avec une lourde grille de fenêtre et la porte est munie de 3 serrures. Voici retranscrit ci-dessous le rapport du directeur de la Circonscription pénitentiaire de Rennes à Monsieur le préfet des Côtes-du-Nord (extraits).

« […] Il est parvenu se débarrasser de ses menottes, sans doute un peu larges, puis, se servant de sa paillasse et de son traversin roulés comme d’une marche, il a pu atteindre la fenêtre et briser un carreau. La fenêtre à bascule était retenue au premier quart de sa course par deux tringles de fer fixées à l’intérieur par un boulon traversant les montants, à l’extérieur par un rivet passé dans un anneau fixé au mur du bâtiment.

« Il a pu dévisser le boulon et, passant la main par le carreau brisé, il a retiré la tringle de droite épaisse de 6 m/m, qui, n’étant plus retenue à l’intérieur, glissait librement dans l’anneau extérieur.

« Muni de cet outil, il a ouvert le guichet de sa cellule et y passant le bras il a pu introduire la tringle dans la gâche de la serrure. Sous l’effet de la pression, le ressort s’est brisé et le pêne rentrant librement dans la serrure rendait celle-ci inutile. Le même instrument lui a permis de faire glisser les verrous supérieur et inférieur que rien ne retenait, leurs serrures ne fonctionnant plus.

« Arrivé dans la cour, il s’est trouvé en présence d’une porte donnant accès dans un jardin. La serrure étant posée à l’intérieur, il a dévissé les six boulons qui la fixaient avec sa gâche au moyen, je suppose, des menottes dont il s’était débarrassé.

« Dans le jardin, il s’est emparé d’une table et de deux baquets sur lesquels il est monté et d’un vieux seau qu’il a fixé d’une corde faite avec sa couverture déchirée. Le seau faisant contrepoids, il l’a lancé de l’autre côté du mur où il s’est accroché aux aspérités ; il a pu ainsi atteindre le faîte sans difficulté puis se laisser glisser dans le chemin de ronde où il a dû tomber assez rudement car la marque de son corps y restait visible, gêné qu’il était par ses entraves dont il n’avait pas pu se débarrasser.

« Contournant le chemin de ronde, il est arrivé à l’entrée de la prison dont il a déboulonné la serrure et la gâche avec ses menottes, je suppose, car on les a retrouvées brisées à côté de la porte.

« Il s’est donc enfui avec les entraves aux pieds et a fait preuve au cours de son évasion d’une audace, d’une habileté et d’une force musculaire remarquables. […]

« Je n’ai relevé, au cours de mon enquête aucune faute -professionnelle mais j’ai constaté l’insuffisance d’entretien des bâtiments.

« Il est de toute évidence que si ALINITCHENSKY a pu enlever dans un temps relativement court 6 boulons de serrures à la première porte et un boulon de fenêtre, c’est que ceux-ci n’avaient pas été revus depuis longtemps et que la rouille en avait attaqué les pas de vis. Tl est parvenu à dévisser ceux de la porte extérieure mais il y a brisé ses menottes et cette rupture se fut probablement produite dès la première porte si la serrure en avait été solidement fixée.

« À d’autres portes, j’ai constaté que des écrous se tournaient à la main et que les serrures des verrous de sûreté ne fonctionnaient plus.

« Afin de prévenir de nouvelles tentatives d’évasion, j’ai demandé au serrurier qui travaille d’ordinaire pour la prison, de réviser toutes les serrures des locaux occupés, de placer un croisillon de fer au guichet de la cellule qu’occupait l’évadé et de fixer une plaque de tôle sur le vantail droit de la porte d’entrée afin d’éviter que par des pesées on arrive à en écarter les deux battants entre lesquels j’al constaté un jeu d’un centimètre au moins. »

La presse locale nous relate les circonstances de la reprise du prisonnier.

 « Le Journal de Guingamp du 26 septembre 1925

« Alinitchensky est repris.

« Après une semaine passée à errer dans les environs de Guingamp, pressé par la faim, le fugitif a tenté au Maudez, en St-Agathon, de se ravitailler de façon plus substantielle que les légumes crus qui formaient le fonds de son ordinaire.

« Surpris par M. Lorgeré, le propriétaire, il a pris le large. L’alerte immédiatement donnée, la gendarmerie se rendit sur les lieux. Des traces ayant été relevées, la battue s’organisa et au bout de vingt minutes, le gendarme Flagel vit le Russe s’avancer en rampant dans la lande. Sommé de se rendre, il obéit.

« Toujours vêtu de ses effets de prisonnier, mais ayant dérobé un pantalon de toile bleue, il était dans un état lamentable. S’étant blessé, soit au moment de son évasion, soit en brisant ses entraves, il s’était confectionné une béquille avec une branche d’arbre ; avec la serpillière il s’était fait un pansement. Il déclara que depuis son évasion il avait vécu de betteraves, navets et carottes pris dans les champs ; il serait resté tapi deux journées entières dans le même fourré. Il fut transporté en voiture à Porsanquen où il fit sa troisième entrée.

 « Dans l’après-midi de mardi, vers 17 heures, M. Ollivier, juge d’instruction, s’est rendu à la maison d’arrêt où il a procédé à l’interrogatoire du russe Alinitchensky.

« Celui-ci s’est borné à relater les détails de son évasion, et a reconnu le vol de victuailles qui lui est reproché au préjudice de M. Lorgeré Souder.

« Tout, porte à croire, dans ces conditions, que l’instruction ne sera pas longue et que cet indésirable individu qu’est Alinitchensky partira le mois prochain devant la cour d’assises de Saint-Brieuc. »

Le profil des prisonniers

Pour la plupart ce sont des miséreux, c’est-à-dire des nomades, des rouleurs, des colporteurs, des mendiants et des vagabonds, des journaliers agricoles ou domestiques des villes, des ouvriers, artisans…

Il n’y a pas de sexe particulier ni d’âge type et les enfants sont enfermés avec leur mère. Ce sont souvent des victimes des débuts de l’industrialisation et du développement urbain qui ont tenté de trouver un travail ou de se placer dans les familles bourgeoises, d’y vendre des livres d’images ou des chansons imprimées…

Qu’ont-ils fait ? Souvent ce sont de petits larcins qui sont à l’origine de leur incarcération. On y voit aussi des cas d’abus sexuels, d’escroqueries, des coups et blessures, des ruptures de bans, du vagabondage, de la prostitution…

Les femmes et les enfants

Les femmes sont très misérables, tant au dehors que dans la prison. Elles sont enfermées avec leurs enfants, dans des cellules plus petites. L’enfant sevré reçoit une demi-ration. Souvent ce sont de pauvres filles, des mères célibataires ou s’étant fait avorter, coupables de vols alimentaires, quelques prostituées pour nourrir leurs enfants.

Les enfants condamnés sont enfermés jusqu’à leurs 18 ans. Par exemple, la petite Marie X, 6 ans, est inculpée de vagabondage et mendicité… Si les enfants ont leur discernement, ils sont condamnés à la moitié de la peine des adultes, sinon ils sont acquittés mais enfermés des années…

A Guingamp on y trouvera aussi des prisonniers pour dettes envers l’État, des militaires et des marins de l’État ou de commerce, déserteurs ou non ou des enfants en correction paternelle, enfermés sans jugement ni écriture, au nom de la toute-puissance du père.

Il faudra attendre 1907 pour voir l’entrée des femmes dans la commission prison.

À la fermeture en 1934, on trouvera surtout de vieilles femmes, mendiantes et alcooliques.

Quelques motifs d’incarcération

  • Isabelle Hamon, 34 ans : 1 an pour recel de laine et de toison ;
  • Guillaume Pouhaer, 40 ans : 1 an pour vol de 2 ruches d’abeilles ;
  • Guillaume Fouron, 23 ans : 1 an pour vol d’un sac de froment ;
  • Isabelle Le Lan, 40 ans : 18 mois pour vol d’un kilo de savon ;
  • Anne Le Brun, 28 ans : 1 an pour le vol d’un gilet de laine…

Le travail en prison

Dès l’ouverture, les prisonniers sont amenés à travailler. Un rapport de 1845 précise le salaire quotidien qui ira de 15 à 25 centimes par jour. À titre de comparaison, un ouvrier agricole non nourri est rémunéré 1,40 F par jour.

Que font-ils ? Les hommes broient du lin et confectionnent des chapeaux de paille. Les femmes tricotent et préparent le lin destiné au filage.

Sous le Second Empire le travail va se diversifier. Ce sont des cultivateurs qui apporteront au gardien-chef du lin et du chanvre qui seront travaillée pour quelques centimes par jour. Et cet argent servira à acheter du pain… au gardien-chef !

La prison manque d’espace pour le travail. Le Conseil d’arrondissement, la Préfecture et le Conseil de surveillance de la prison demanderont au département la construction de hangars qui serviront d’ateliers.

À partir de 1855 la prison passe sous le régime d’entreprise générale. Cette fois-ci, les prisonniers travaillent au profit d’entreprises extérieures et non plus pour le gardien-chef. Pour obtenir le marché, l’État procède à une adjudication.

Si l’on a travaillé le lin, on y travaillera une autre matière première gratuite : l’urine des prisonniers ! Cette urine est transformée en acide formique destiné à la teinture et à l’élaboration de solvants. Cet acide obtenu permet de fixer les couleurs sur le tanin et le cuir. Rien ne se perd, tout se transforme !

Évolutions et fermeture

Cette nouvelle prison suivra les progrès de la société mais toujours avec un souci d’économies : réparations se font à minima et le renouvellement est rare. Toutefois, les ateliers sont équipés de poêles ; des baignoires sont installées et 2 réverbères éclairent le chemin de ronde.

À la fin du XIXe siècle, la prison est délabrée et les équipements sont hors d’usage. En 1899, il faudra entreprendre la réfection des toitures. On installera une cheminée dans la nourricerie des enfants.

En 1914 on relie la prison à la gendarmerie par téléphone (1100 m de fils et 2 postes).

Pendant la 1ère Guerre mondiale, l’éclairage à pétrole est remplacé par l’éclairage au gaz et en 1925 c’est l’arrivée de l’électricité. Cela permet de déjouer les tentatives d’évasion car on peut allumer par surprise le chemin de ronde…

De 1927 à 1930, des projets d’aménagement sont envisagés :  salles de douches, buanderie, toiture des ateliers. Mais on note qu’en 1930 les serrures sont rouillées, les canaux d’écoulement sont défoncés…

En 1932 on installera l’eau courante et en 1933 ce sera le début de l’installation des douches.

Les effectifs diminueront rapidement et en 1932 on supprimera un poste de surveillant.

En 1934 ce sera la fermeture.

Deux périodes exceptionnelles

La Guerre d’Espagne

Durant la guerre d’Espagne (1938-1939), sous la pression de Franco, de nombreux Républicains fuient leur pays entraînant en France un afflux de réfugiés à héberger. Pour la Bretagne à 5 départements, ce seront 15 000 réfugiés espagnols qu’il faudra alors accueillir.

À Guingamp, une cinquantaine de femmes, d’enfants et de personnes âgées seront logées dans la prison désaffectée. Ces réfugiés ont marqué leur reconnaissance en décernant un « diplôme » à la population guingampaise.

La seconde guerre mondiale

Dès le départ du conflit des détenus de droit commun y sont incarcérés afin de désengorger les prisons du département. On retiendra que ce sont très souvent des prisonniers politiques, jeunes souvent, communistes ou engagés dans la Résistance parce qu’ils étaient épris de liberté et qui ont souffert dans ces murs entre deux interrogatoires de la Gestapo et qui ont gravé leurs espoirs et donné leur vie pour défendre leur idéal.

On trouve par exemple les noms gravés de Charles Queillé et Paul Bernard, fusillés à Servel le 18 mai 1944 ou Hélène Le Chevalier…

D’autres femmes y ont également été incarcérées car juives.

Après la libération de Guingamp d’autres politiques y ont été incarcérés. Ce seront cette fois des collaborateurs et des militants autonomistes du Parti nationaliste breton (PNB).

En janvier 1945 les 76 détenus (50 de droit commun et 26 politiques) furent transférés à Saint-Brieuc.

Guingamp accueillait également, temporairement, les prisonniers correctionnels pour désengorger la prison de Saint-Brieuc.

Et après ?

On a initialement envisagé d’en faire une « annexe » du Lycée Pavie pour faire face aux classes du baby-boom. Finalement on préfèrera construire un lycée à Cadolan… Elle abrita jusque dans les années 1980 les archives de la conservation des hypothèques. Après leur déménagement, la mairie de Guingamp acheta les locaux. En 2008 les travaux de couverture sont entrepris et de 2016 à 2019 ce seront les travaux d’aménagement, inaugurés le 26 avril 2019.

Classement

La prison est classée au titre des monuments historique depuis le 15 décembre 1997 (classement par arrêté du 15 décembre 1997). La protection comprend l’ancienne prison ainsi que son enceinte.

Après une période de plus de deux ans de travaux dont des extensions le site accueille le centre de recherche et d’art Gwin Zegal, un musée, un Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine.

À remarquer

La chapelle

La chapelle aura été réalisée dans 3 cellules qui seront réunies. On peut y remarquer les fresques sur les murs. (photo en fin d’article).

La frise

La datation de cette frise n’est pas connue. On peut y voir des fers, symbole de l’univers carcéral. Il s’agit de motifs ordonnés alternés par des losanges dont le style évoque les années 1920 – 1930.

Les graffitis dans certaines cellules

Certaines cellules ont hébergé des Résistants durant la seconde Guerre Mondiale. Certains y ont laissé des dessins au crayon où l’on peut voir une carte de l’ouest de la France, des avions…

En conclusion

Ce lieu possède une mémoire formidable. On trouve de nombreuses pièces relatives à la prison aux archives départementales. Si les murs pouvaient parler, et c’est l’un des buts que s’est fixé Julien Simon pour la réalisation du parcours sonore, on pourrait entendre toute la souffrance physique et morale de ceux qui ont eu à passer à Porsanquen au cours de ces presque deux siècles d’existence du site.

La profonde et belle rénovation entreprise et menée à bien va donner un nouveau jour, un nouveau focus à ce lieu mythique. On sera ainsi passé d’un lieu d’enfermement à un lieu ouvert. Surprenant, non ?

Jean-Pierre COLIVET, avril 2019

Bibliographie

  • Brochures nos31 et 32 des Amis du patrimoine de Guingamp
  • Archives départementales
  • Wikipédia pour les photos de Charles Lucas et Alexis de Tocqueville
  • Photos personnelles
Fresque dans la chapelle
Vue générale de la prison
Les cellules et la frise
Le chemin de ronde
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